Maître et serviteur

Chapitres I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X

Chapitre X

A l'aube, Nikita se réveilla sous la sensation du froid qui commençait à lui glacer le dos. Il avait rêvé qu'il revenait du moulin avec une charrette de farine du maître, et que, en traversant la rivière à côté du pont, sa charrette s'était enlisée. Il s'était étendu sous la charrette, ne bougeait pas, et elle était collée à son dos, et, chose étrange, il ne pouvait plus la soulever ni s'en dégager ; il en avait les reins cassés. Et qu'elle était froide ! il fallait en sortir.

« Voyons, assez ! disait-il à quelqu'un, à celui qui lui écrasait le dos. - Retire les sacs ! »

Mais la charrette, de plus en plus froide, continuait à peser sur lui, quand tout à coup un bruit particulier le réveille, et il comprend tout ce qui se passe.

La charrette froide, c'est le maître mort, gelé, qui est couché sur lui. Le bruit, c'est Moukhorty qui a frappé deux fois le traîneau de ses sabots.

« Andréitch ! hé, Andréitch ! » appelle Nikita, pressentant la vérité et essayant avec précaution de se retirer de dessous son maître.

Mais Andréitch ne lui répond pas, et la large poitrine et les jambes raides et froides d'Andréitch pèsent lourdement sur lui.

« Il a passé, probablement. Que le royaume du ciel lui soit ouvert ! » pense Nikita.

Il remue la tête, creuse la neige devant lui et ouvre les yeux. Il fait jour. Le vent continue à souffler dans les brancards, la neige tombe toujours, seulement elle ne fouette plus le devant du traîneau, elle recouvre sans bruit le véhicule et le cheval toujours plus haut et plus haut, et on n'entend plus le mouvement ni le souffle de Moukhorty.

« Il est gelé, lui aussi », pense Nikita.

En effet, les coups de sabots contre le traîneau qui ont réveillé Nikita étaient les derniers sursauts du cheval agonisant, mourant de froid.

« Seigneur, mon père, tu m'appelles, moi aussi, dit Nikita. Que ta sainte volonté s'accomplisse ! ... Mais j'ai peur ! ... Allons, on ne meurt qu'une fois ! pourvu que ça ne traîne pas... »

Et il tire à lui son bras, ferme les yeux et s'abandonne, bien certain cette fois qu'il meurt pour tout de bon.

A midi, le lendemain, des paysans dégagèrent avec des pelles Vassili Andréitch et Nikita à une centaine de mètres de la route et à un demi-kilomètre du village.

La neige avait complètement couvert le traîneau, mais les brancards et le foulard qui y était attaché se voyaient encore. Moukhorty dans la neige jusqu'au ventre, avec l'avaloire et la toile au flanc, était resté debout, tout blanc, la tête serrée contre le poitrail, les naseaux couverts de glaçons, les yeux vitreux et comme pleins de larmes glacées. Il avait maigri en cette seule nuit au point qu'il n'avait plus que la peau et les os. Vassili Andréitch était tout raide, comme un quartier de viande congelée, et on l'enleva de dessus Nikita sans que ses jambes écartées perdissent leur position. Ses yeux saillants d'oiseau de proie étaient gelés, sa bouche ouverte sous sa moustache en brosse était remplie de neige. Nikita, lui, était vivant, bien qu'il fût tout gelé.

Lorsqu'on le réveilla, il était persuadé qu'il était mort, et que ce qui lui arrivait se passait non pas ici-bas, mais dans l'autre monde. Mais quand il entendit les cris des paysans qui le débarrassaient de la neige et du corps raidi de Vassili Andréitch, il s'étonna tout d'abord d'entendre aussi crier des paysans et qu'il y eût des corps dans l'autre monde. Il comprit enfin qu'il était encore sur cette terre, et il en fut plutôt chagriné surtout lorsqu'il sentit que les orteils de ses pieds étaient gelés pour toujours.


Nikita passa deux mois à l'hôpital. On lui coupa trois orteils, les autres guérirent.

Il put donc travailler encore, et, pendant vingt ans, il fut employé d'abord comme ouvrier et plus tard, dans sa vieillesse, comme garde.

Il n'est mort que cette année, dans sa maison, comme il le désirait, sous les icônes, avec un cierge allumé dans les mains. Avant de mourir, il demanda pardon à sa vieille femme et lui pardonna le tonnelier. Il fit ses adieux à son fils et à ses petits-enfants et mourut réellement satisfait de débarrasser son garçon et sa bru d'une bouche inutile, et il passa enfin de cette vie dont il avait assez dans une autre qui lui devenait, à chaque jour et à chaque heure, plus compréhensible et plus attrayante.

Est-il mieux ou plus mal là où, après cette véritable mort, il s'est réveillé ? S'est-il trompé, ou y a-t-il trouvé ce qu'il attendait ? Nous le saurons tous bientôt.

FIN

Chapitre I

Léon Tolstoï, Traduit du russe par Ilia Halpérine Kaminsky et révisé par Bernard Kreise