Maître et serviteur

Chapitres I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X

Chapitre II

L'excellent étalon enleva le traîneau avec un léger craquement des patins et partit d'un amble assez rapide sur la route gelée.

« Que fais-tu là ? Donne-moi le fouet, Nikita, cria Vassili Andréitch, tout glorieux de son héritier qui s'était posé sur les patins derrière le traîneau.
- Attends un peu, veux-tu te sauver chez ta mère, fils ! »

Le gamin sauta à bas. Moukhorty accéléra sa marche et prit le trot.

Le village de Kresty où se trouvait la demeure de Vassili Andréitch comprenait six maisons. Dès que les voyageurs eurent dépassé la dernière isba, ils s'aperçurent que le vent était bien plus violent qu'ils n'avaient pensé. On ne voyait presque plus la route. Les traces des patins disparaissaient aussitôt sous l'action du vent, et on ne distinguait le chemin que parce que la chaussée était d'un niveau plus élevé. La neige, sans cesse tourbillonnant dans l'air, cachait complètement la ligne de l'horizon.

La forêt de Téliatino, que d'ordinaire on voyait très bien, ne s'apercevait que vaguement à travers le poudroiement neigeux. Le vent soufflait, venant de gauche avec obstination, inflexiblement, et, toujours dans le même sens, rabattant la crinière sur le cou bien nourri de Moukhorty, soulevant jusqu'à sa queue nouée, relevant le collet du manteau de Nikita, assis sous le vent, et le rejetant sur son visage et sur son nez.

« Il ne peut pas se lancer, il neige trop, dit Vassili Andréitch pour se vanter de son bon coursier. Un jour je suis allé avec lui à Pachoutino, et il m'y a conduit en une demi-heure.

- Quoi ? demanda Nikita qui n'avait pas entendu derrière son col.
- A Pachoutino, te dis-je, je suis arrivé en une demi-heure, hurla Vassili Andréitch.
- Il n'y a pas à dire, c'est un bon cheval ! » répondit Nikita.

Il y eut un silence. Mais Vassili Andréitch avait envie de parler.

« Eh bien, as-tu dit à ta femme de ne pas donner de l'eau-de-vie au tonnelier ? » commença-t-il, ne doutant pas que Nikita dût être flatté de converser avec un homme aussi important et aussi intelligent que lui, et d'ailleurs tellement satisfait de sa plaisanterie que l'idée ne lui vint même pas que cette conversation pourrait être désagréable à Nikita.

Nikita, empêché par le vent, une fois encore n'entendit pas les paroles de son maître.

Vassili Andréitch répéta nettement, en élevant la voix, sa plaisanterie sur le tonnelier :
« Grand bien leur fasse, Vassili Andréitch, je ne m'occupe pas des affaires de ma femme : pourvu qu'elle ne maltraite pas le petit, je lui fais grâce du reste.
- Tu as raison, dit Vassili Andréitch. Eh bien, et le cheval, l'achèteras-tu au printemps ! fit-il en passant d'un sujet à l'autre.
- Il le faudra bien ». répondit Nikita en rabattant le col de son caftan et en se penchant vers son maître. Cette fois, la conversation l'intéressait, et il voulait tout entendre.

« Le petit a grandi, et il faut qu'il laboure, car jusqu'ici nous avons loué un ouvrier, ajouta-t-il.
- Eh bien, prenez l'osseux, je n'en demanderai pas cher, cria Vassili Andréitch tout excité, car il entrait là dans son métier favori qui absorbait toute son intelligence : le maquignonnage.
- Ou bien vous me donnerez une quinzaine de roubles, et je m'en achèterai un au marché des chevaux », dit Nikita, sachant fort bien que le véritable prix du cheval dont voulait se défaire Vassili Andréitch n'excédait pas sept roubles, et que le patron le lui compterait au moins vingt-cinq, ce qui le laisserait sans argent pendant six mois.

« Le cheval est bon, c'est dans ton intérêt que je parle, en toute honnêteté. Brékhounov ne cherche à tromper personne. Je préfère donner du mien et ne pas agir comme font les autres. C'est en toute honnêteté ! cria-t-il avec cette intonation de voix dont il se servait pour en imposer à ses acheteurs et à ses vendeurs. Le cheval est vraiment bon.
- Bien sûr », dit Nikita en soupirant et, convaincu qu'il était inutile d'écouter plus longtemps, il releva le col de son manteau et s'en couvrit aussitôt les oreilles et la figure.

Ils continuèrent leur route en silence pendant une demi-heure.

Le vent glaçait le bras et le côté gauche de Nikita par les déchirures du manteau. Il se serrait dans ses vêtements et soufflait dans le col qui lui couvrait la bouche, mais il n'avait pas froid en général.

« Qu'en penses-tu ? Devons-nous passer par Karamychevo ou aller tout droit ? » demanda Vassili Andréitch.

La route jusqu'à Karamychevo était plus fréquentée et marquée sur les deux bords de grands pieux, mais le chemin était plus long. En prenant la route directe, on arrivait plus vite ; mais elle ne laissait voir aucune trace de traîneau, et les pieux n'existaient pas du tout ou étaient si bas qu'ils se trouvaient entièrement cachés par la neige.

Nikita réfléchit un instant.

« C'est plus loin par Karamychevo, mais c'est plus carrossable, fit-il.
- Oui, mais en prenant tout droit, nous sommes sûrs de ne pas nous égarer une fois que nous aurons passé le ravin, dit Vassili Andréitch, qui voulait aller tout droit.
- Comme vous voudrez », répondit Nikita en relevant de nouveau son col.

Vassili Andréitch prit donc tout droit, et, après un demi kilomètre, parvenu à une grande branche de chêne dont les feuilles sèches tremblaient au vent, il tourna sur la gauche.

Ils se trouvèrent alors avoir le vent presque de face, et de petits flocons de neige commencèrent à tomber. Vassili Andréitch, qui conduisait, soufflait dans sa moustache. Nikita sommeillait.

Ils avancèrent ainsi silencieux pendant une dizaine de minutes. Tout à coup, Vassili Andréitch dit quelque chose.

« Quoi ? » demanda Nikita en ouvrant les yeux.

Vassili Andréitch ne répondit pas. Il se penchait, regardait en avant et en arrière. Le cheval, frisé de sueur sur les flancs et sur l'encolure, allait au pas.

« Eh bien, quoi ? répéta Nikita.
- Quoi ! quoi ! le singea Vassili Andréitch avec humeur; on ne voit plus les pieux ! nous nous sommes probablement égarés !
- Arrête, alors, je vais chercher le chemin. »

Et Nikita, sautant lestement du traîneau, retira le fouet de dessous la paille et se dirigea sur la gauche, du côté où il était assis.

La neige, cette année-là, n'était pas très épaisse, en sorte qu'on pouvait passer partout ; toutefois, on en avait, à certains endroits, jusqu'aux genoux, et elle pénétrait dans les bottes de Nikita. Il erra, sondant des pieds et du fouet mais la route ne se retrouvait pas.

« Eh bien ? demanda Vassili Andréitch lorsque Nikita revint vers le traîneau.
- De ce côté-ci, il n'y a pas de route. Voyons de l'autre.
- Il y a là, devant, quelque chose de noir. Va donc voir. »

Nikita s'approcha de l'endroit désigné. C'était la poussière, enlevée par le vent des endroits découverts, qui tachait la neige d'une teinte noirâtre.

Après avoir cherché à droite, Nikita revint, secoua la neige dont il était couvert, retira celle qui avait pénétré dans ses bottes et remonta dans le traîneau.

« C'est à droite qu'il faut aller, dit-il avec décision. J'avais le vent du côté gauche, et maintenant il me souffle en pleine gueule. Allons à droite. »

Vassili Andréitch lui obéit et prit à droite. On ne voyait toujours pas la route.

Ils allèrent ainsi pendant quelque temps. Le vent ne s'apaisait pas et la neige continuait à tomber.

« Eh bien ! Vassili Andréitch, je crois que nous nous sommes égarés tout à fait, dit soudain Nikita avec une sorte de satisfaction... Mais qu'est-ce que c'est ? » ajouta-t-il en montrant un tas de fanes noires de pommes de terre qui perçait à travers la neige.

Vassili Andréitch arrêta aussitôt le cheval couvert de sueur et dont les flancs se soulevaient.

« Eh bien ! quoi ?
- Mais c'est que nous sommes sur le champ de Zakharov ! voilà où nous sommes !
- Pas vrai ! fit Vassili Andréitch.
- Je ne mens pas, Vassili Andréitch, c'est bien la vérité. On l'entend d'après le bruit du traîneau sur le champ de pommes de terre. Voilà le tas de fanes qu'on a jetées. C'est bien le champ de l'usine de Zakharov.
- Vois donc où nous nous sommes égarés s'exclama Vassili Andréitch. Que faire à présent ?
- Mais aller tout droit, voilà tout. Nous arriverons bien quelque part, répondit Nikita. Si nous n'arrivons pas à Zakharovka, nous arriverons bien à la propriété du maître. »

Vassili Andréitch suivit le conseil et laissa le cheval aller tout droit, comme le voulait Nikita.

Ils allèrent ainsi assez longtemps. Ils passaient parfois sur des champs dénudés où les patins grinçaient sur les herbes gelées. Parfois ils pénétraient sur des champs couverts du chaume des blés d'automne ou des blés de printemps sur lesquels pointaient, de dessous la neige, l'absinthe et la paille qui frémissaient au vent ; parfois enfin ils filaient sur la neige épaisse, partout égale et blanche, au-dessus de laquelle on ne voyait plus rien.

La neige tombait d'en haut et s'élevait d'en bas. Le cheval était visiblement fatigué, son poil était tout frisé et engivré de sueur. Il allait au pas. Tout à coup, il buta et glissa dans une fondrière ou un fossé. Vassili Andréitch voulut le retenir, mais Nikita l'arrêta.

« Ne tire pas ! nous y sommes, il faut en sortir. Hue, mon chéri ! hue ! hue ! mon fils ! » cria-t-il joyeusement au cheval en sautant du traîneau et s'enfonçant lui-même dans le fossé.

Le cheval prit son élan et remonta sur le revers glacé du fossé, car c'est là, manifestement, qu'ils étaient tombés.

« Mais alors, où sommes-nous ? demanda Vassili Andréitch.
- Nous allons le savoir. Fouette toujours ! Nous arriverons bien quelque part.
- Mais ce doit être la forêt de Goriatchkino, reprit Vassili Andréitch en désignant une masse noire qu'ils commençaient à apercevoir devant eux à travers la neige.
- Quand nous y serons, nous verrons si c'est la forêt », dit Nikita.

Il voyait bien que, du côté de cette masse noirâtre, voltigeaient les feuilles sèches et allongées de l'osier et comprenait que ce n'était pas une forêt, mais bien une habitation, seulement il ne voulait pas le dire. En effet, ils avaient à peine franchi une vingtaine de mètres que des silhouettes d'arbres se dressèrent devant eux et qu'ils entendirent se mêler au bruit du vent un son mélancolique.

Nikita avait vu juste. Ce n'était pas une forêt, mais une haute rangée d'osiers qui conservaient encore quelques feuilles tremblant au vent.

Ces arbustes étaient évidemment plantés le long d'un de ces fossés qui entourent les enclos où l'on place les meules de blé.

En atteignant les osiers qui gémissaient mélancoliquement au vent, le cheval leva soudain ses jambes de devant plus haut que le traîneau, dégagea celles de derrière et cessa d'avoir de la neige jusqu'aux genoux. C'était la route.

« Nous voilà arrivés, dit Nikita, mais on ne sait pas où. »

Le cheval, sans hésitation, prit la route enfouie sous la neige, et à peine eut-il fait une centaine de mètres qu'ils aperçurent la ligne noire de la haie d'une grange dont le toit était recouvert d'une épaisse couche de neige qui en tombait sans cesse.

Un peu plus loin, la route tournait du côté du vent, et le cheval s'enfonça dans un tas de neige ; mais on apercevait un passage entre deux maisons, de sorte que ce tas de neige était manifestement amoncelé sur la route et qu'il fallait le franchir. En effet, après l'avoir traversé, ils s'engagèrent dans une rue.

Près de la première maison, le vent secouait désespérément du linge glacé pendu à une corde ; des chemises, l'une rouge, l'autre blanche, des caleçons, des chaussettes, une jupe. La chemise blanche surtout se trémoussait désespérément en s'agitant au bout des manches.

« Vois-tu, la femme paresseuse, à moins qu'elle ne soit mourante : elle n'a pas ramassé le linge pour la fête ! » dit Nikita en regardant les chemises qui s'agitaient.

Chapitre III

Léon Tolstoï, Traduit du russe par Ilia Halpérine Kaminsky et révisé par Bernard Kreise