Maître et serviteur

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Chapitre III

A l'entrée de la rue, le vent se faisait sentir encore et soulevait la neige, mais au milieu du village il faisait calme, chaud et gai. Près d'une maison aboyait un chien, près d'une autre, une femme, se couvrant la tête d'un manteau d'homme, accourait et s'arrêtait sur le seuil de l'isba pour regarder les voyageurs. On entendait des chants de jeunes filles venant du centre du village.

Le vent, la neige, le froid semblaient moins forts dans le village.

« Mais c'est Grichkino, dit Vassili Andréitch.
- C'est bien ça, Grichkino », répondit Nikita.

En effet, c'était Grichkino. Les voyageurs s'étaient donc égarés à gauche de la route, avaient fait environ huit kilomètres hors de leur direction, mais sans cependant s'écarter beaucoup du but de leur voyage. De Grichkino à Goriatchkino il y avait cinq kilomètres.

Au milieu du village, ils rencontrèrent un grand gaillard marchant au milieu de la rue.

« Qui va là ? » cria-t-il en arrêtant le cheval ; mais reconnaissant Vassili Andréitch, il s'approcha du traîneau en glissant sa main le long du brancard et s'assit sur le siège.

C'était Issaï le paysan, renommé tout alentour comme le premier voleur de chevaux de la contrée, et que Vassili Andréitch connaissait bien.

- Et où donc, Vassili Andréitch, Dieu vous mène-t-il ? dit Issaï en envoyant sur Nikita son haleine qui sentait l'eau-de-vie.
- Mais nous allions à Goriatchkino.
- Et voilà où vous êtes arrivés ! Vous auriez dû passer par Malakhovo.
- Oui, nous aurions dû ! mais nous n'avons pas pu, dit Vassili Andréitch en arrêtant le cheval.
- Le cheval est bon, reprit Issaï en examinant Moukhorty, et, avec un geste qui lui était familier, il serra le noeud relâché de la queue, en le remontant.

- Vous passez la nuit ici ? demanda-t-il.
- Non, l'ami, il me faut absolument repartir.

- Eh bien, soit ! Et lui, qui est-il ? Ah ! Nikita Stépanitch.
- Qui voudrais-tu que ce soit ? dit Nikita... Ecoute plutôt, mon cher, comment faire pour ne pas nous égarer de nouveau ?
- Et comment t'égarerais-tu ? Tourne bride et va droit par la rue. Puis, en sortant du village, file toujours tout droit. Ne prends pas à gauche. Quand tu seras sur la grand-route, alors, tourne à gauche.
- Mais le tournant de la grand-route, est-ce le tournant d'été ou le tournant d'hiver ? demanda Nikita.
- D'hiver. Dès que tu y seras, tu verras des arbustes ; et en face de ces arbustes, un grand pieu de chêne encore tout feuillu : c'est là. »

Vassili Andréitch tourna bride et traversa le village. « Et si vous passiez la nuit ici ? » cria derrière eux Issaï.

Mais Vassili Andréitch ne lui répondit pas : cinq kilomètres d'un chemin praticable, dont deux à travers la forêt, lui semblaient faciles à parcourir, d'autant que le vent paraissait se calmer et la neige cesser.

Après avoir franchi de nouveau la rue bien aplanie par les traîneaux et couverte çà et là de fumier frais, et passé la maison près de laquelle séchait le linge où la chemise blanche ne pendait plus que par une seule manche gelée, ils approchèrent de nouveau des osiers où le vent continuait à gémir de façon effrayante, et ils se retrouvèrent en plein champ.

La tempête de neige, loin de se calmer, semblait au contraire redoubler. La route disparaissait entièrement, et on ne pouvait se guider que par les pieux. Encore devenait-il difficile de les distinguer en avant du cheval, parce que le vent soufflait en face.

Vassili Andréitch fronçait les yeux, se penchait pour reconnaître les pieux, mais il se fiait surtout au cheval. Et, en effet, l'animal ne se perdait pas et marchait en appuyant tantôt à droite, tantôt à gauche, selon les sinuosités de la route qu'il devinait sous ses pieds. Ainsi, malgré la neige tombant de plus belle et le vent augmentant toujours, les pieux apparaissaient encore, soit d'un côté, soit de l'autre.

Ils allaient ainsi depuis une dizaine de minutes, quand, tout à coup, juste au-devant du cheval, apparut une tache noire qui se mouvait, comme derrière un filet, dans les lignes obliques de la neige tombante. C'était un traîneau qui les précédait, allant dans la même direction. Moukhorty l'avait atteint et en heurtait de ses jambes le dossier.

« Pass... e... ez devant ! » criait-on de ce traîneau.

Vassili Andréitch obéit. Il y avait dans ce traîneau trois paysans et une femme. C'étaient évidemment des invités qui revenaient de la fête. Un des paysans frappait d'une branche sèche la croupe du cheval, recouverte de neige. Les deux autres, sur le siège, agitaient leurs bras en criant. La femme, emmitouflée, toute couverte de neige, restait immobile, renfrognée, à l'arrière du traîneau.

« D'où êtes-vous ? leur cria Vassili Andréitch.
- De A... a... a... ! entendit-on seulement.
- D'où ?
- De A... a... a... ! criait de toutes ses forces l'un des paysans, qu'on n'entendit pas davantage.
- Va donc ! va ! tiens bon ! cria un autre, ne cessant de frapper le pauvre petit cheval de sa branche.
- Ils viennent de la fête évidemment.
- Avance ! avance ! va donc, Siomka ! Dépasse-les ! va donc ! »

Les traîneaux se heurtèrent et faillirent s'accrocher, puis ils se séparèrent, et celui des paysans resta en arrière.

Le petit cheval ventru, à longs poils, tout couvert de neige, soufflait péniblement sous la douga basse, usant vraiment ses dernières forces pour éviter les coups de branche, clopinant dans la neige profonde de ses courtes jambes qu'il rejetait sous son corps. Sa tête, apparemment jeune, avec la lèvre inférieure fuyante comme celle d'un poisson, les naseaux dilatés et les oreilles collées de peur, se maintint pendant quelques secondes au niveau de l'épaule de Nikita, puis elle perdit du terrain.

« Voilà ce que fait l'alcool, dit Nikita, ils tourmentent leur petit cheval. De vrais barbares ! »

Pendant quelques instants encore, on entendit le souffle des naseaux du cheval exténué et les cris avinés des paysans ; bientôt tout se tut dans le lointain. Et de nouveau on n'entendit plus rien, si ce n'est le sifflement du vent dans les oreilles et parfois un léger craquement des patins sur les endroits découverts de la route.

Cette rencontre ranima et encouragea Vassili Andréitch, et cette fois, sans chercher les pieux, il fouetta le cheval, se fiant à lui. Nikita n'avait rien à faire et il s'assoupit.

Soudain le cheval s'arrêta. Nikita piqua une tête et faillit tomber.

« Je crois que nous avons de nouveau perdu le chemin, dit Vassili Andréitch.
- Et pourquoi ?
- On ne voit plus les pieux. Je crois bien que nous nous sommes égarés.
- Eh bien ! si nous nous sommes égarés, il faut tâcher de retrouver la route », dit sèchement Nikita.

Il descendit du traîneau, et, du pas leste de ses jambes cagneuses, il s'en alla de nouveau sonder la neige. Il chercha longtemps, paraissant et disparaissant enfin, il revint.

« Il n'y a pas de chemin ici, peut-être qu'il est plus loin. »

Et il remonta dans le traîneau.

Il commençait déjà à faire vraiment sombre, la bourrasque n'augmentait pas, mais ne diminuait pas non plus.

« Si au moins nous entendions les cris de ces paysans, dit Vassili Andréitch.
- S'ils ne nous ont pas rattrapés, c'est qu'on s'est bien perdus. Ou bien ce sont eux qui se sont égarés, dit Nikita.
- Mais que faire alors ?
- Il faut laisser aller le cheval, il nous ramènera sur la route. Donne-moi les guides. »

Vassili Andréitch lui passa les guides d'autant plus volontiers que ses mains commençaient à geler dans ses gants fourrés.

Nikita ne conduisit pas, il tint les guides dans ses mains sans faire de mouvement, tout fier de l'intelligence de son favori. En effet, le cheval, dressant l'oreille tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, modifiait peu à peu la direction de sa course.

« Il ne lui manque que la parole, dit Nikita, vois-tu ce qu'il fait. Va, va, c'est ça, c'est ça. »

Le vent commençait à souffler de l'arrière et ils ne le sentaient plus autant.

« Qu'il est intelligent ! dit Nikita avec satisfaction. Le petit kirghize est fort, mais c'est une race stupide. Et vois donc celui-ci, comme il remue ses oreilles. Il n'a pas besoin de télégraphe, il flaire à la distance d'une kilomètre. »

Une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'en effet une ligne noire apparut devant eux : une forêt ou un village apparurent sur le côté gauche. Quoi qu'il en fût, des pieux se montrèrent sur le côté droit. Évidemment ils avaient retrouvé la route.

« Mais c'est encore Grichkino », fit tout à coup Nikita.

En effet, ils avaient à leur gauche cette même grange d'où tombait de la neige, et plus loin, la même corde avec le linge gelé que le vent secouait toujours désespérément.

De nouveau ils s'engagèrent dans la rue, de nouveau le calme et le bien-être se firent sentir, de nouveau la route parsemée de fumier, de nouveau des voix, des chants, l'aboiement des chiens. Il faisait déjà si sombre que des lumières apparaissaient à certaines fenêtres.

Au milieu de la rue, Vassili Andréitch dirigea le cheval vers une grande maison en brique à deux parties et l'arrêta devant le perron.

Nikita s'approcha d'une fenêtre dont les vitres, tapissées de neige, laissaient pourtant passer la lumière aux rayons de laquelle les blancs flocons volants étincelaient. Il frappa du manche de son fouet.

« Qui est là ? répondit une voix à l'appel de Nikita.
- Nous sommes de Kresty. Ce sont les Brékhounov, mon ami. Viens donc un instant. »

Quelqu'un s'éloigna de la fenêtre, et deux minutes plus tard on entendit se décoller la porte du vestibule, puis le loquet de la porte extérieure claqua, et, retenant la porte contre le vent, un vieux paysan à la barbe blanche, de haute taille, coiffé d'un grand bonnet, le manteau jeté par-dessus une chemise blanche de fête, apparut, suivi d'un gaillard en chemise rouge et chaussé de bottes en cuir.

« C'est toi, Andréitch ? dit le vieillard.
- Nous nous sommes égarés, l'ami, dit Vassili Andréitch ; nous allions à Goriatchkino, et c'est chez vous que nous avons abouti. C'est la deuxième fois que nous nous égarons de votre côté.
- Voyez-vous cela ! Pétrouchka, va donc ouvrir la porte, dit le vieillard en se tournant vers le gaillard en chemise rouge.
- C'est d'accord, répondit d'une voix enjouée le garçon, et il rentra dans le vestibule.

- Mais nous ne nous arrêtons pas pour passer la nuit ici, dit Vassili Andréitch.
- Et où veux-tu aller ? Il fait nuit. Reste ici.
- Je le voudrais bien, mais il faut que j'y aille. J'ai des affaires à régler, c'est impossible.
- Alors, viens au moins te réchauffer, le samovar va justement être prêt.
- Me réchauffer, c'est d'accord, dit Vassili Andréitch. Il ne fera pas plus sombre tout à l'heure, et la lune va se lever et il fera plus clair. Eh bien, Nikita, entrons pour nous réchauffer.
- Pourquoi pas ? Allons-y », dit Nikita, tout transi de froid, et qui avait grande envie, en effet, d'entrer et de réchauffer sur le poêle ses membres engourdis.

Vassili Andréiteh suivit le vieillard dans l'isba, et Nikita entra avec le traîneau par la porte cochère que venait d'ouvrir Pétrouchka. Sur son indication, il mit le cheval à l'abri sous l'auvent du hangar. Le sol du hangar était couvert d'une épaisse couche de fumier, et la haute douga se heurta contre une des poutres du plafond. Aussitôt le coq et les poules, perchés sur la poutre et secoués par le choc, gloussèrent avec mécontentement en s'accrochant à la poutre. Les brebis, alarmées, frappèrent de leurs sabots la litière gelée et se rejetèrent en arrière. Un chien, évidemment jeune, aboya avec un hurlement désespéré et apeuré contre ces étrangers.

Nikita adressa à toute la société quelques paroles aimables : il s'excusa à l'égard des poules, disant qu'il ne les dérangerait plus, reprocha aux brebis leur frayeur déraisonnable, et ne cessa d'exhorter le chien tandis qu'il attachait le cheval.

« Comme ça, ça ira, dit Nikita, en secouant la neige de ses vêtements. Voyez-vous ce gueulard, continuait-il en parlant du chien, mais cesse donc, voyons, arrête-toi, petit sot. Tu te fais peur à toi-même, et voilà tout ; nous ne sommes pas des voleurs mais des amis...

- C'est comme les trois conseillers, dit le garçon en poussant de ses bras robustes le traîneau sous le hangar.
- Quels conseillers ? demanda Nikita.
- Mais c'est écrit dans le "Poulson" ! Un voleur se rapproche furtivement de la maison, le chien aboie, cela veut dire : Prends garde ; le coq chante, ça veut dire : Lève-toi ; le chat se débarbouille, ça veut dire : Un hôte va venir, prépare-toi à le bien recevoir », récita le gaillard en souriant.

Pétrouchka était un lettré et savait presque par coeur le livre de Paülson, le seul qu'il eût, et il aimait, surtout quand il avait bu un coup, comme c'était le cas, citer de son livre les maximes qu'il croyait à propos.

« C'est vrai, dit Nikita.
- J'imagine que tu es gelé, tonton, ajouta Pétrouchka.
- Oui, un peu », dit Nikita.

Et ils traversèrent la cour puis entrèrent dans l'isba.

Chapitre IV

Léon Tolstoï, Traduit du russe par Ilia Halpérine Kaminsky et révisé par Bernard Kreise