Maître et serviteur

Chapitres I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X

Chapitre VII

Depuis qu'il s'était assis derrière le traîneau, en se couvrant de la toile d'étoupe, Nikita n'avait pas bougé. Comme tous les hommes vivant au milieu de la nature et connaissant le besoin, il était endurant et pouvait attendre avec calme pendant des heures, des jours même sans éprouver ni inquiétude ni irritation. Il avait entendu les appels du maître, mais il n'y avait pas répondu, parce qu'il ne voulait pas bouger ni répondre. Bien qu'il eût encore gardé la chaleur due au thé et à ses nombreux efforts à travers les amoncellements de neige, il savait que cette chaleur ne durerait guère et qu'il n'aurait plus alors la force de se réchauffer par de nouveaux mouvements, parce qu'il se sentait exténué et qu'il était dans l'état du cheval qui ne peut aller plus loin malgré tous les coups de fouet et dont le maître voit qu'il doit le nourrir pour qu'il continue à travailler. De plus, son pied, celui dont la botte était trouée, s'était engourdi, et il n'en sentait plus le gros orteil. Et tout son corps se refroidissait peu à peu.

La pensée qu'il pouvait et même qu'il devait, selon toute probabilité, mourir cette nuit même ne lui causait ni grand regret ni trop d'effroi. Pas grand regret, parce que sa vie était loin d'être une fête continuelle, mais, au contraire, une servitude incessante et dont il commençait à se fatiguer ; pas trop d'effroi, parce que, outre les maîtres, comme Vassili Andréitch, au service desquels il se trouvait ici-bas, il se sentait soumis au Maître des maîtres, à celui qui l'avait envoyé sur cette terre, et il savait qu'en mourant il resterait encore au pouvoir de ce maître et que ce maître ne lui ferait pas de mal.

« Quitter ce à quoi on est habitué ? Mais qu'y faire ? Il faudra s'habituer à une nouvelle vie.

Les péchés ? » pensa-t-il.

Et il se rappela son ivrognerie, l'argent dépensé en beuveries, ses violences contre sa femme, ses jurons, sa négligence à remplir ses devoirs religieux, les jeûnes non observés et tout ce que le pope lui reprochait à confesse.

« Certes, des péchés. Mais est-ce que j'en ai cherché les occasions ? Dieu m'a fait comme cela évidemment. Eh bien ! des péchés. Comment les éviter ? »

Ainsi, il songea d'abord à ce qui pouvait lui arriver cette nuit, puis il ne revint plus à ces pensées et se livra aux souvenirs qui revenaient d'eux-mêmes dans sa tête. Il se rappela l'arrivée de Marfa, l'ivrognerie des ouvriers, et son refus de boire de l'eau-de-vie, le voyage de ce jour, l'isba de Tarass, les conversations sur le partage, son gars, Moukhorty qui se réchauffait maintenant sous sa couverture, et le patron qui faisait craquer le traîneau à chaque mouvement.

« Lui aussi, le pauvre, s'en veut à cette heure d'être parti. On ne veut pas abandonner une vie comme la sienne ; ce n'est pas comme nous autres. »

Tous ces souvenirs et toutes ces pensées se brouillèrent dans sa cervelle, et il finit pas s'endormir.

Au moment où Vassili Andréitch, en montant sur le cheval , ébranla le traîneau à l'arrière duquel était appuyé Nikita, un des patins le heurta dans le dos et ce choc le réveilla. Il dut, bon gré mal gré, modifier sa position, et, tirant ses jambes avec peine, puis rejetant la neige qui les couvrait, il se leva, et aussitôt un froid douloureux pénétra tout son corps. Il comprit que Vassili Andréitch l'abandonnait, et il voulut lui demander pour s'en couvrir la toile dont le cheval n'avait plus besoin. C'est ce qu'il lui cria.

Mais Vassili Andréitch ne s'arrêta pas et disparut dans une poussière de neige. Resté seul, Nikita réfléchit un instant à ce qu'il pouvait faire. Aller à la recherche d'une habitation, il ne s'en sentait plus la force ; se rasseoir à sa place n'était plus possible : la neige l'avait comblée ; quant au traîneau, il prévoyait qu'il ne pourrait s'y réchauffer, car il n'avait pas de quoi se couvrir, son mauvais caftan et sa pelisse ne lui procurant aucune chaleur. Il avait si froid qu'il lui semblait n'avoir que sa chemise. Il fut saisi de peur. « Dieu du ciel ! » dit-il, et la conscience qu'il n'était pas seul, que quelqu'un l'entendait et ne l'abandonnerait pas, le rassérénait.

Il soupira profondément, et, sans ôter de sa tête la toile d'étoupe, pénétra dans le traîneau et s'étendit à la place du patron.

Mais il ne put parvenir à se réchauffer dans le traîneau. D'abord, il trembla de tout son corps puis le frisson cessa, et, insensiblement, il commença à perdre conscience.

Mourait-il ou s'endormait-il ? Il ne le savait ; mais il se sentait également prêt à l'un et à l'autre.

Chapitre VIII

Léon Tolstoï, Traduit du russe par Ilia Halpérine Kaminsky et révisé par Bernard Kreise