Du bonheur

Note de JM Bonheur : Le bonheur est pris ici dans un sens statique : si l'on est heureux, on veut que rien ne change. En réalité, le bonheur est souvent dans le mouvement, dans l'action, dans l'épanouissement progressif, dans le développement...

Voici une matière la plus intéressante de toutes, dont tout le monde parle, que les philosophes, surtout les anciens, ont traitée avec beaucoup d'étendue : mais quoique très intéressante, elle est dans le fond assez négligée ; quoique tout le monde en parle, peu de gens y pensent ; et quoique les philosophes l'aient beaucoup traitée, ç'a été si philosophiquement, que les hommes n'en peuvent tirer guère de profit.

On entend ici par le mot de bonheur un état, une situation telle qu'on en désirât la durée sans changement ; et en cela le bonheur est différent du plaisir, qui n'est qu'un sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être un état. La douleur aurait bien plutôt le privilège d'en pouvoir être un.

A mesurer le bonheur des hommes seulement par le nombre et la vivacité des plaisirs qu'ils ont dans le cours de leur vie, peut-être y a-t-il un assez grand nombre de conditions assez égales, quoique fort différentes. Celui qui a moins de plaisirs les sent plus vivement : il en sent une infinité que les autres ne sentent plus ou n'ont jamais senti ; et à cet égard la nature fait assez son devoir de mère commune. Mais si, au lieu de considérer ces instants répandus dans la vie de chaque homme, on considère le fond des vies mêmes, on voit qu'il est fort inégal ; qu'un homme qui a, si l'on veut, pendant sa journée autant de bons moments qu'un autre, est tout le reste du temps beaucoup plus mal à son aise, et que la compensation cesse entièrement d'avoir lieu.

C'est donc l'état qui fait le bonheur : mais ceci est très fâcheux pour le genre humain. Une infinité d'hommes sont dans des états qu'ils ont raison de ne pas aimer ; un nombre presque aussi grand sont incapables de se contenter d'aucun état : les voilà donc presque tous exclus du bonheur, et il ne leur reste pour ressources que des plaisirs, c'est-à-dire des moments semés ça et là sur un fond triste qui en sera un peu égayé. Les hommes, dans ces moments, reprennent les forces nécessaires à leur malheureuse situation, et se remontent pour souffrir.

Celui qui voudrait fixer son état, non par la crainte d'être pis, mais parce qu'il serait content, mériterait le nom d'heureux : on le reconnaîtrait entre tous les autres hommes à une espèce d'immobilité dans sa situation ; il n'agirait que pour s'y conserver, et non pas pour en sortir. Mais cet homme-là a-t-il paru en quelque endroit de la terre ? On en pourrait douter, parce qu'on ne s'aperçoit guère de ceux qui sont dans cette immobilité fortunée ; au lieu que les malheureux qui s'agitent composent le tourbillon du monde, et se font bien sentir les uns aux autres par les chocs violents qu'ils se donnent. Le repos même de l'heureux, s'il est aperçu, peut passer pour être forcé, et tous les autres sont intéressés à n'en pas prendre une idée plus avantageuse. Ainsi l'existence de l'homme heureux pourrait être assez facilement contestée. Admettons-la cependant, ne fût-ce que pour nous donner des espérances agréables : mais il est vrai que, retenus dans de certaines bornes, elles ne seront pas chimériques.

Quoi qu'en disent les fiers Stoïciens, une grande partie de notre bonheur ne dépend pas de nous. Si l'un d'eux, pressé par la goutte, lui a dit : Je n'avouerai pourtant pas que tu sois un mal ; il a dit la plus extravagante parole qui soit jamais sortie de la bouche d'un philosophe. Un empereur de l'univers, enfermé aux petites-maisons, déclare naïvement un sentiment dont il a le malheur d'être plein ; celui-ci, par engagement de système, nie un sentiment très vif, et en même temps l'avoue par l'effort qu'il fait pour le nier. N'ajoutons pas à tous les maux que la nature et la fortune peuvent nous envoyer, la ridicule et inutile vanité de nous croire invulnérables.

Il serait moins déraisonnable de se persuader que notre bonheur ne dépend point du tout de nous ; et presque tous les hommes ou le croient, ou agissent comme s'ils le croyaient. Incapables de discernement et de choix, poussés par une impétuosité aveugle, attirés par des objets qu'ils ne voient qu'au travers de mille nuages, entraînés les uns par les autres sans savoir où ils vont, ils composent une multitude confuse et tumultueuse, qui semble n'avoir d'autre dessein que de s'agiter sans cesse. Si, dans tout ce désordre, des rencontres favorables peuvent en rendre quelques-uns heureux pour quelques moments, à la bonne heure ; mais il est bien sûr qu'ils ne sauront ni prévenir ni modérer le choc de tout ce qui peut les rendre malheureux. Ils sont absolument à la merci du hasard.

Nous pouvons quelque chose à notre bonheur, mais ce n'est que par nos façons de penser ; et il faut convenir que cette condition est assez dure. La plupart ne pensent que comme il plaît à tout ce qui les environne ; ils n'ont pas un certain gouvernail qui leur puisse servir à tourner leurs pensées d'un autre côté qu'elles n'ont été poussées par le courant. Les autres ont des pensées si fortement pliées vers le mauvais côté, et si inflexibles, qu'il serait inutile de les vouloir tourner d'un autre. Enfin quelques-uns à qui ce travail pourrait réussir, et serait même assez facile, le rejettent, parce que c'est un travail, et en dédaignent le fruit qu'ils croient trop médiocre. Que serait-ce que ce misérable bonheur factice pour lequel il faudrait tant raisonner ? Vaut-il la peine qu'on s'en tourmente ? On peut le laisser aux philosophes avec leurs autres chimères : tant d'étude pour être heureux empêcherait de l'être.

Ainsi il n'y a qu'une partie de notre bonheur qui puisse dépendre de nous ; et de cette petite partie peu de gens en ont la disposition ou en tirent le profit. Il faut que les caractères, ou faibles et paresseux, ou impétueux et violents, ou sombres et chagrins, y renoncent tous. Il en reste quelques-uns, doux et modérés, et qui admettent plus volontiers les idées ou les impressions agréables : ceux-là peuvent travailler utilement à se rendre heureux. Il est vrai que par la faveur de la nature ils le sont déjà assez, et que le secours de la philosophie ne parait pas leur être fort nécessaire ; mais il n'est presque jamais que pour ceux qui en ont le moins de besoin ; et ils ne laissent pas d'en sentir l'importance : surtout quand il s'agit du bonheur, ce n'est pas à nous de rien négliger. Ecoutons donc la philosophie, qui prêche dans le désert une petite troupe d'auditeurs qu'elle a choisis, parce qu'ils savaient déjà une bonne partie de ce qu'elle peut leur apprendre.

Afin que le sentiment du bonheur puisse entrer dans l'âme, ou du moins afin qu'il y puisse séjourner, il faut avoir nettoyé la place, et chassé tous les maux imaginaires. Nous sommes d'une habileté infinie à en créer ; et quand nous les avons une fois produits, il nous est très difficile de nous en défaire. Souvent même il semble que nous aimions notre malheureux ouvrage, et que nous nous y complaisions. Les maux imaginaires ne sont pas tous ceux qui n'ont rien de corporel, et ne sont que dans l'esprit ; mais seulement ceux qui tirent leur origine de quelque façon de penser fausse, ou du moins problématique. Ce n'est pas un mal imaginaire que le déshonneur ; mais c'en est un que la douleur de laisser de grands biens après sa mort à des héritiers, en ligne collatérale et non pas en ligne directe, ou à des filles, et non pas à des fils. Il y a tel homme dont la vie est empoisonnée par un semblable chagrin. Le bonheur n'habite point dans des têtes de cette trempe ; il lui en faut ou qui soient naturellement plus saines, ou qui aient eu le courage de se guérir. Si l'on est susceptible des maux imaginaires, il y en a tant, qu'on sera nécessairement la proie de quelqu'un. La principale force de des sortes de monstres consiste en ce qu'on s'y soumet, sans oser ni les attaquer, ni même les envisager : si on les considérait quelque temps d'un oeil fixe, ils seraient à demi vaincus.

Assez souvent aux maux réels nous ajoutons des circonstances imaginaires qui les aggravent. Qu'un malheur ait quelque chose de singulier, non seulement ce qu'il a de réel nous afflige, mais sa singularité nous irrite et nous aigrit. Nous nous représentons une fortune, un destin, je ne sais quoi, qui met de l'art et de l'esprit à nous faire un malheur d'une nature particulière. Mais qu'est-ce que tout cela ? employons un peu notre raison, et ces fantômes disparaissent. Un malheur commun n'en est pas réellement moindre ; un malheur singulier n'en est pas moins possible, ni moins inévitable. Un homme qui a la peste, lui cent millième, est-il moins à plaindre que celui qui a une maladie bizarre et inconnue ?

Il est vrai que les malheurs communs sont prévus ; et cela seul nous adoucit l'idée de la mort, le plus grand de tous les maux. Mais qui nous empêche de prévoir en général ce que nous appelons les maux singuliers ? On ne peut pas prédire les comètes comme les éclipses : mais on est bien sûr que de temps en temps il doit paraître des comètes ; et il n'en faut pas davantage pour n'en être pas, effrayé. Les malheurs singuliers sont rares ; cependant il faut s'attendre à en essuyer quelques-uns : il n'y a presque personne qui n'ait eu le sien : et si on voulait, on leur contesterait avec assez de raison leur qualité de singulier.

Une circonstance imaginaire qu'il nous plaît d'ajouter à nos afflictions, c'est de croire que nous serons inconsolables. Ce n'est pas que cette persuasion-là même ne soit quelquefois une espèce de douceur et de consolation ; elle en est une dans les douleurs dont on peut tirer gloire, comme dans celle que 1'on ressent de la perte d'un ami. Alors se croire inconsolable, c'est se rendre témoignage que l'on est tendre, fidèle, constant ; c'est se donner de grandes louanges. Mais dans les maux ou la vanité ne soutient point l'affliction, et où une douleur éternelle ne serait d'aucun mérite, gardons-nous bien de croire qu'elle doive être éternelle. Nous ne sommes pas assez parfaits pour être toujours affligés : notre nature est trop variable, et cette imperfection est une de ses plus grandes ressources.

Ainsi, avant que les maux arrivent, il faut les prévoir, du moins en général ; quand ils sont arrivés, il faut prévoir que l'on s'en consolera, L'un rompt la première violence du coup ; l'autre abrège la durée du sentiment : on s'est attendu à ce que l'on souffre ; et du moins on s'épargne par là une impatience, une révolte secrète qui ne sert qu'à aigrir la douleur : on s'attend il ne pas souffrir longtemps ; et dès lors on anticipe en quelque sorte sur ce temps qui sera plus heureux, on l'avance.

Les circonstances même réelles de nos maux, nous prenons plaisir à nous les faire valoir à nous-mêmes, à nous les étaler, comme si nous demandions raison à quelque juge d'un tort qui nous eût été fait. Nous augmentons le mal en y appuyant trop notre vue, et en recherchant avec tant de soin tout ce qui peut le grossir.

On a pour les violentes douleurs je ne sais quelle complaisance qui s'oppose aux remèdes, et repousse la consolation. Le consolateur le plus tendre paraît un indifférent qui déplaît. Nous voudrions que tout ce qui nous approche prît le sentiment qui nous possède ; et n'en être pas plein comme nous, c'est nous faire une espèce d'offense : surtout ceux qui ont l'audace de combattre les motifs de notre affliction, sont nos ennemis déclarés. Ne devenons-nous pas au contraire être ravis que l'on nous fît soupçonner de fausseté et d'erreur des façons de penser qui nous causent tant de tourments ?

Enfin, quoiqu'il soit fort étrange de l'avancer, il est vrai cependant que nous ayons un certain amour pour là douleur, et que dans quelques caractères il est invincible. Le premier pas vers le bonheur serait de s'en défaire, et de retrancher à notre imagination tous ses talents malfaisants, ou du moins de la tenir pour fort suspecte. Ceux qui ne peuvent douter qu'ils n'aient toujours une vue saine de tout, sont incurables ; il est bien juste qu'une moindre opinion de soi-même ait quelquefois sa récompense.

N'y aurait-il point moyen de tirer des choses plus de bien que de mal, et de disposer son imagination, de sorte qu'elle séparât les plaisirs d'avec les chagrins, et ne laissât passer que les plaisirs ? cette proposition ne le cède guère en difficulté à la pierre philosophale ; et si on la peut exécuter, ce ne peut être qu'avec le plus heureux naturel du monde, et tout l'art de la philosophie. Songeons que la plupart des choses sont d'une nature très douteuse ; et que quoiqu'elles nous frappent bien vite comme biens ou comme maux, nous ne savons pas trop au vrai ce qu'elles sont. Tel événement vous a paru d'abord un grand malheur, que vous auriez été bien fâché dans la suite qu'il ne fût pas arrivé ; et si vous aviez connu ce qu'il amenait après lui, il vous aurait transporté de joie. Et sur ce pied-là, quel regret ne devez-vous pas avoir à votre chagrin ? il ne faut donc pas se presser de s'affliger : attendons que ce qui nous paraît si mauvais se développe. Mais d'un autre côté ce qui nous paraît agréable peut amener aussi, peut cacher quelque chose de mauvais, et il ne faut pas se presser de se réjouir. Ce n'est pas une conséquence ; on ne doit pas tenir la même rigueur à la joie qu'au chagrin.

Un grand obstacle au bonheur, c'est de s'attendre à un trop grand bonheur. Figurons-nous qu'avant que de nous faire naître, on nous montre le séjour qui nous est préparé, et ce nombre infini de maux qui doivent se distribuer entre ses habitants. De quelle frayeur ne serions-nous pas saisis à la vue de ce terrible partage où nous devrions entrer ? et ne compterions-nous pas pour un bonheur prodigieux d'en être quittes à aussi bon marché qu'on l'est dans ces conditions médiocres, qui nous paraissent présentement insupportables ? les esclaves, ceux qui n'ont pas de quoi vivre, ceux qui ne vivent qu'à la sueur de leur front, Ceux qui languissent dans des maladies habituelles ; voilà une grande partie du genre humain. A quoi a-t-il tenu que nous n'en fussions ? apprenons combien il est dangereux d'être hommes, et comptons tous les malheurs dont nous sommes exempts pour autant de périls dont nous sommes échappés.

Une infinité de choses que nous avons et que nous ne sentons pas, feraient chacune le suprême bonheur de quelqu'un : il y a tel homme dont tous les désirs se termineraient à avoir deux bras. Ce n'est pas que ces sortes de biens, qui ne le sont que parce que leur privation serait un grand mal, puissent jamais causer un sentiment vif, même à ceux qui seraient les plus appliqués à faire tout valoir. On ne saurait être transporté de se trouver deux bras : mais en faisant souvent réflexion sur le grand nombre de maux qui pourraient nous arriver, on pardonne plus aisément à ceux qui arrivent. Notre condition est meilleure quand nous nous y soumettons de bonne grâce, que quand nous nous révoltons inutilement contre elle.

Nous regardons ordinairement les biens que nous font la nature et la fortune comme des dettes qu'elles nous paient, et par conséquent nous les recevons avec une espèce d'indifférence ; les maux au contraire nous paraissent des injustices, et nous les recevons avec impatience et avec aigreur. Il faudrait rectifier des idées si fausses. Les maux sont très communs, et c'est ce qui doit naturellement nous échoir : les biens, sont très rares, et ce sont des exceptions flatteuses faites en notre faveur à la règle générale.

Le bonheur est en effet bien plus rare que l'on ne pense. Je compte pour heureux celui qui possède un certain bien que je désire, et que je crois qui ferait ma félicité : le possesseur de ce bien-là est malheureux ; ma condition est gâtée par la privation de ce qu'il a, la sienne l'est par d'autres privations. Chacun brille d'un faux éclat aux yeux de quelque autre, chacun est envié pendant qu'il est lui-même envieux ; et si être heureux était un vice ou un ridicule, les hommes ne se le renverraient pas mieux les uns aux autres. Ceux qui en seraient les plus accusés, les grands, les princes, les rois, seraient justement les moins coupables. Désabusons-nous de cette illusion qui nous peint beaucoup plus d'heureux qu'il n'y en a ; et nous serons ou flattés d'être du nombre, ou moins irrités de n'en être pas.

Puisqu'il y a si peu de biens, il ne faudrait négliger aucun de ceux qui tombent dans notre partage ; cependant on en use comme dans une grande abondance, et dans une grande sûreté d'en avoir tant qu'on voudra : on ne daigne pas s'arrêter à goûter ceux que l'on possède ; souvent on les abandonne pour courir après ceux que l'on n'a pas. Nous tenons le présent dans nos mains ; mais l'avenir est une espèce de charlatan, qui en nous éblouissant les yeux, nous l'escamote. Pourquoi lui permettre de se jouer ainsi de nous ? pourquoi souffrir que des espérances vaines et douteuses nous enlèvent des jouissances certaines ? il est vrai qu'il y a beaucoup de gens pour qui ces espérances mêmes sont des jouissances y et qui ne savent jouir que de ce qu'ils n'ont pas. Laissons-leur cette espèce de possession si imparfaite, si peu tranquille, si agitée, puisqu'ils n'en peuvent avoir d'autre ; il serait trop cruel de la leur ôter : mais tâchons, s'il est possible, de nous ramener au présent, à ce que nous avons, et qu'un bien ne perde pas tout son prix parce qu'il nous a été accordé.

Ordinairement on dédaigne de sentir les petits biens, et on n'a pas le même mépris pour les maux médiocres. Que la chose soit du moins égale. Si le sentiment des biens médiocres est étouffé en nous par l'idée de quelques biens plus grands auxquels on aspire, que l'idée des grands malheurs où l'on n'est pas tombé, nous console des petits.

Les petits biens que nous négligeons, que savons-nous si ce ne seront pas les seuls qui s'offrent à nous ? ce sont des présents faits par une puissance avare, qui ne se résoudra peut-être plus à nous en faire. Il y a peu de gens qui quelquefois en leur vie n'aient eu regret à quelque état, à quelque situation dont ils n'avaient pas assez goûté le bonheur. Il y en a peu qui n'aient eux-mêmes trouvé injustes quelques-unes des plaintes qu'ils avaient faites de la fortune. On a été ingrat, et on est puni.

Il ne faut pas, disent les philosophes rigides, mettre notre bonheur dans tout ce qui ne dépend pas de nous ; ce serait trop le mettre à l'aventure. Il y a beaucoup à rabattre d'un précepte si magnifique : mais le plus qu'on en pourra conserver, ce sera le mieux. Figurons-nous que notre, bonheur devait entièrement dépendre de nous, et que c'est par une espèce d'usurpation que les choses de dehors se sont mises en possession d'en disposer : ressaisissons-nous autant qu'il est possible d'un droit si important, et si dangereux à confier ; remettons sous notre puissance ce qui en a été détaché injustement.

D'abord, il faut examiner, pour ainsi dire, les titres de ce qui prétend ordonner de notre bonheur ; peu de choses soutiendront cet examen, pour peu qu'il soit rigoureux. Pourquoi cette dignité que je poursuis m'est-elle si nécessaire ? c'est qu'il faut être élevé au-dessus des autres. Et pourquoi le faut-il ? c'est pour recevoir leurs respects et leurs hommages. Et que me feront ces hommages et ces respects ? ils me flatteront très sensiblement. Et comment me flatteront-ils, puisque je ne les devrai qu'à ma dignité, et non pas à moi-même ? Il en est ainsi de plusieurs autres idées qui ont pris une place fort importante dans mon esprit : si je les attaquais, elles ne tiendraient pas longtemps. Il est vrai qu'il y en a qui feraient plus de résistance les unes que les autre : mais selon qu'elles seraient plus incommodes et plus dangereuses, il faut revenir à la charge plus souvent et avec plus de courage. Il n'y a guère de fantaisie que l'on ne mine peu à peu, et que l'on ne fasse enfin tomber à force de réflexions.

Mais comme nous ne pouvons pas rompre avec tout ce qui nous environne, quels seront les objets extérieurs auxquels nous laisserons des droits sur nous ? ceux dont il y aura plus à espérer qu'à craindre. Il n'est question que de calculer, et la sagesse doit toujours avoir les jetons à la main. Combien valent ces plaisirs-là, et combien valent les peines dont il faudrait les acheter, ou qui les suivraient ? on ne saurait disconvenir que selon les différentes imaginations les prix ne changent, et qu'un même marché ne soit bon pour l'un et mauvais pour l'autre. Cependant il y a à peu près un prix commun pour les choses principales ; et de l'aveu de tout le monde, par exemple, l'amour est un peu cher : aussi ne se laisse-t-il pas évaluer.

Pour le plus sûr, il en faut revenir, aux plaisirs simples, tels que la tranquillité de la vie, la société, la chasse, la lecture, etc. S'ils ne coûtaient moins que les autres, qu'à proportion de ce qu'ils sont moins vifs, ils ne mériteraient pas de leur être préférés, et les autres vaudraient autant leur prix que ceux-ci le leur : mais les plaisirs simples sont toujours des plaisirs, et ils ne coûtent rien. Encore un grand avantage, c'est que la fortune ne nous les peut guère enlever, Quoiqu'il ne soit pas raisonnable d'attacher notre bonheur à tout ce qui est le plus exposé aux caprices du hasard, il semble que le plus souvent nous choisissons avec soin les endroits les moins sûr pour l'y placer. Nous aimons mieux avoir tout notre bien sur un vaisseau qu'en fonds de terre. Enfin les plaisirs vifs n'ont que des instants, et des instants souvent funestes par un excès de vivacité qui ne laisse rien goûter après eux ; au lieu que les plaisirs simples sont ordinairement de la durée que l'on veut ; et ne gâtent rien de ce qui les suit.

Les gens accoutumés aux mouvements violents des passions, trouveront sans doute fort insipide tout le bonheur que peuvent produire les plaisirs simples. Ce qu'ils appellent insipidité, je l'appelle tranquillité ; et je conviens que la vie la plus comblée de ces sortes de plaisirs n'est guère qu'une vie tranquille. Mais quelle idée a-t-on de la condition humaine, quand on se plaint de n'être que tranquille ? et l'état le plus délicieux que l'on puisse imaginer, que devient-il après que la première vivacité du sentiment est consumée ? il devient un état tranquille ; c'est même le mieux qui puisse lui arriver.

Il n'y a personne qui dans le cours, de sa vie n'ait quelques événements heureux des temps ou des moments agréables. Notre imagination les détache de tout ce qui les a précédés ou suivis ; elle les rassemble, et se représente une vie qui en serait toute composée : voilà ce qu'elle appellerait du nom de bonheur, voilà à quoi elle aspire, peut-être sans oser trop se l'avouer. Toujours est-il certain que tous les intervalles languissants, qui dans les situations les plus heureuses sont et fort longs et en grand nombre, nous les regardons à peu près comme s'ils n'y devaient pas être. Ils y sont cependant, et en sont bien inséparables. Il n'y a point en chimie d'esprit si vif qui n'ait beaucoup de flegme ; l'état le plus délicieux en a beaucoup aussi, beaucoup de temps insipide, qu'il faut tâcher de prendre en gré.

Souvent le bonheur dont on se fait l'idée, est trop composé et trop compliqué. Combien de choses, par exemple, seraient, nécessaires pour celui d'un courtisan ? du crédit auprès des ministres, la faveur du Roi, des établissements considérables pour lui et pour ses enfants, de la fortune au jeu, des maîtresses fidèles et qui flattassent sa vanité ; enfin tout ce que peut lui représenter une imagination effrénée et insatiable. Cet homme-là ne pourrait être heureux qu'à trop grands frais ; certainement la nature n'en fera pas la dépense.

Le bonheur que nous nous proposons sera toujours d'autant plus facile à obtenir, qu'il y entrera moins de choses différentes, et qu'elles seront moins indépendantes de nous. La machine sera plus simple, et en même temps plus sous notre main.

Si l'on est à peu près bien, il faut se croire tout à fait bien. Souvent, on gâterait tout pour attraper ce bien complet. Rien n'est si délicat ni si fragile qu'un état heureux ; il faut craindre d'y toucher, même sous prétexte d'amélioration.

La plupart des changements qu'un homme fait à son état pour le rendre meilleur, augmentent la place qu'il tient dans le monde, son volume, pour ainsi dire : mais ce volume plus grand donne plus de prise aux coups de la fortune. Un soldat qui va à la tranchée, voudrait-il devenir un géant pour attraper plus de coups de mousquet ? celui qui veut être heureux se réduit et se resserre autant qu'il est possible. Il a ces deux caractères ; il change peu de place, et en tient peu.

Le plus grand secret pour le bonheur, c'est d'être bien avec soi. Naturellement tous les accidents fâcheux qui viennent du dehors, nous rejettent vers nous-mêmes, et il est bon d'y avoir une retraite agréable ; mais elle ne peut l'être si elle n'a été préparée par les mains de la vertu. Toute l'indulgence de l'amour-propre n'empêche point qu'on ne se reproche du moins une partie de ce qu'on a à se reprocher : et combien est-on encore troublé par le soin humiliant de se cacher aux autres, par la crainte d'être connu, par le chagrin inévitable de l'être ? on le fuit, et avec raison : il n'y a que le vertueux qui puisse se voir et se reconnaître. Je ne dis pas qu'il rentre en lui-même pour s'admirer et pour s'applaudir : et le pourrait-il, quelque vertueux qu'il fût ? mais comme on s'aime toujours assez, il suffit d'y pouvoir rentrer sans honte pour y rentrer avec plaisir.

Il peut fort bien arriver que la vertu ne conduise ni à la richesse ni à l'élévation, et qu'au contraire elle en exclue : ses ennemis ont de grands avantages sur elle par rapport à l'acquisition de ces sortes de biens. Il peut encore arriver que la gloire, sa récompense la plus naturelle, lui manque : peut-être s'en privera-t-elle elle-même ; du moins, en ne la recherchant pas, hasardera-t-elle d'en être privée. Mais une récompense infaillible pour elle, c'est la satisfaction intérieure. Chaque devoir rempli en est payé dans le moment : on peut sans orgueil appeler à soi-même des injustices de la fortune ; on s'en console par le témoignage légitime qu'on se rend de ne les avoir pas méritées ; on trouve dans sa propre raison et dans sa droiture un plus grand fonds de bonheur que les autres n'en attendent des caprices du hasard.

Il reste un souhait à faire sur une chose dont on n'est pas le maître, car nous n'avons parlé que de celles qui étaient en notre disposition ; c'est d'être placé par la fortune dans une condition médiocre. Sans cela, et le bonheur et la vertu seraient trop en péril. C'est là cette médiocrité si recommandée par les philosophes, si chantée par les poètes, et quelquefois si peu recherchée par eux tous.

Je conviens qu'il manque à ce bonheur une chose qui, selon les façons de penser communes, y serait cependant bien nécessaire ; il n'a nul éclat. L'heureux que nous supposons ne passerait guère pour l'être ; il n'aurait pas le plaisir d'être envié : il y a plus ; peut-être lui-même aurait-il de la peine à le croire heureux, faute de l'être cru par les autres ; car leur jalousie sert à nous faire assurer de notre état, tant nos idées sont chancelantes sur tout, et ont besoin d'être appuyées. Mais enfin, pour peu que cet heureux se compare à ceux que le vulgaire croit plus heureux que lui, il sent facilement les avantages de sa situation ; il se résoudra volontiers à jouir d'un bonheur modeste et ignoré, dont l'étalage n'insultera personne ; ses plaisirs, comme ceux des amans discrets, seront assaisonnés du mystère.

Après tout cela, ce sage, ce vertueux, cet heureux est toujours un homme ; il n'est point arrivé à un état inébranlable que la condition humaine ne comporte point ; il peut tout perdre, et même par sa faute. Il conservera d'autant mieux sa sagesse ou sa vertu, qu'il s'y fiera moins ; et son bonheur, qu'il s'en assurera moins.

Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757)