Notre bonheur dépend des événements et de notre caractère

Notre bonheur, a-t-on dit, dépend des événements et de notre caractère. Nous ne pouvons rien sur les événements, et nous ne pouvons presque rien sur notre caractère ; il s'ensuit que nous pouvons très peu de chose pour notre bonheur. Ah ! connaissons nos forces, et ne prenons point de funestes erreurs pour d'affligeantes vérités.

Nous avons de l'influence sur les événements, si nous les évitons par le courage ou l'adresse, surtout par la modération, douce et constante prévoyance du sage. Nous avons sur eux ensuite une influence non moins réelle, par la manière dont nous les considérons. Tel coup du sort dont je suis accablé effleure le sage, qui se dit : « Comment juger l'incertain avenir ? De mes revers naîtront peut-être mes jours les plus heureux. » Enfin nous exerçons de l'influence sur les événements, si nous savons sortir des situations pénibles. Nous le saurons d'autant mieux que nous aurons plus de cette force d'âme qui conserve à l'esprit toute sa liberté, et de cette vivacité d'imagination qui distrait des plaisirs passés tant qu'il en existe qu'on peut goûter encore.

Notre caractère n'est pas uniquement le résultat de notre organisation ; il est aussi formé par toutes les impressions que nous avons reçues, par toutes les réflexions que nous avons faites. [...] Je vois des hommes dont la manière d'être est en opposition constante avec celle que le bonheur demande. Qu'on leur parle de plaisirs ? ils ont tout vu, tout épuisé ; ils semblent avoir vécu des siècles. Éprouvent-ils un revers ? à leurs gémissements, on dirait qu'ils commencent de vivre, et qu'ils n'ont pu prévoir encore que le malheur les atteindrait. La nature ne donne ni ces dégoûts prématurés, ni cette honteuse et triste lâcheté. Que l'éducation nous éclaire, qu'elle nous fasse apprécier les biens et les maux de la vie, qu'elle rende notre âme plus forte et notre imagination plus riante, nous serons ce que nous devons être : vieillards dans les revers, toujours enfants dans les plaisirs. [...]

L'homme peut agir sur lui-même et sur les événements ; il est donc un art d'être heureux. Quoique cet art n'ait pas une place dans nos encyclopédies, je ne le crois pas moins digne de nos recherches.

Joseph Droz, Essai sur l'art d'être heureux, Chap. I