Du bonheur (extrait court)

[...] Le plus grand secret pour le bonheur, c'est d'être bien avec soi. Naturellement tous les accidents fâcheux qui viennent du dehors, nous rejettent vers nous-mêmes, et il est bon d'y avoir une retraite agréable ; mais elle ne peut l'être si elle n'a été préparée par les mains de la vertu. Toute l'indulgence de l'amour-propre n'empêche point qu'on ne se reproche du moins une partie de ce qu'on a à se reprocher : et combien est-on encore troublé par le soin humiliant de se cacher aux autres, par la crainte d'être connu, par le chagrin inévitable de l'être ? on le fuit, et avec raison : il n'y a que le vertueux qui puisse se voir et se reconnaître. Je ne dis pas qu'il rentre en lui-même pour s'admirer et pour s'applaudir : et le pourrait-il, quelque vertueux qu'il fût ? mais comme on s'aime toujours assez, il suffit d'y pouvoir rentrer sans honte pour y rentrer avec plaisir.

Il peut fort bien arriver que la vertu ne conduise ni à la richesse ni à l'élévation, et qu'au contraire elle en exclue : ses ennemis ont de grands avantages sur elle par rapport à l'acquisition de ces sortes de biens. Il peut encore arriver que la gloire, sa récompense la plus naturelle, lui manque : peut-être s'en privera-t-elle elle-même ; du moins, en ne la recherchant pas, hasardera-t-elle d'en être privée. Mais une récompense infaillible pour elle, c'est la satisfaction intérieure. Chaque devoir rempli en est payé dans le moment : on peut sans orgueil appeler à soi-même des injustices de la fortune ; on s'en console par le témoignage légitime qu'on se rend de ne les avoir pas méritées ; on trouve dans sa propre raison et dans sa droiture un plus grand fonds de bonheur que les autres n'en attendent des caprices du hasard. [...]

Je conviens qu'il manque à ce bonheur une chose qui, selon les façons de penser communes, y serait cependant bien nécessaire ; il n'a nul éclat. L'heureux que nous supposons ne passerait guère pour l'être ; il n'aurait pas le plaisir d'être envié : il y a plus ; peut-être lui-même aurait-il de la peine à le croire heureux, faute de l'être cru par les autres ; car leur jalousie sert à nous faire assurer de notre état, tant nos idées sont chancelantes sur tout, et ont besoin d'être appuyées. Mais enfin, pour peu que cet heureux se compare à ceux que le vulgaire croit plus heureux que lui, il sent facilement les avantages de sa situation ; il se résoudra volontiers à jouir d'un bonheur modeste et ignoré, dont l'étalage n'insultera personne ; ses plaisirs, comme ceux des amants discrets, seront assaisonnés du mystère. [...]

Bernard Le Bouyer de Fontenelle, 1724
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