Echapper au joug de l'opinion

En suivant la route où se presse et s'agite la foule, on s'éloigne du bonheur, puisque la plupart des hommes se plaignent de leur sort. Si l'on choisit un sentier différent, on ne peut se dérober aux traits de la censure, puisque la multitude suppose qu'on s'égare. C'est donc une insigne folie que d'espérer à la fois le bonheur et l'approbation des hommes. [...]

Une vérité qu'il faudrait présenter sous mille formes à la jeunesse, c'est que le bonheur exige du courage. Tel homme a des qualités estimables, une famille intéressante, des amis éprouvés, une fortune égale à ses besoins ; son sort vous paraît doux : que le public en juge différemment ! Cet homme, dit le public, a de l'intelligence ; pourquoi n'a-t-il pas augmenté sa fortune ? Il pouvait se distinguer, pourquoi n'a-t-il pas sollicité telle place? Il se pique d'une originalité ridicule, ou plutôt nous le jugions trop favorablement ; et puisqu'il est sans crédit, c'est qu'il ne peut en obtenir. Si cet homme n'a pas de courage, plaignez-le ; ils finiront par le rendre honteux de son bonheur. [...]

Bizarre contradiction ! On juge ses idées avec complaisance, on prononce sur celles des autres avec sévérité ; et chaque jour on sacrifie des principes qu'on estime à la peur d'être blâmé par des gens qu'on méprise.

A l'instant où j'échappe au joug de l'opinion, quel horizon vaste et serein se développe à mes yeux ! Les plaisirs de la vanité s'enfuient, j'acquiers ceux du repos et de l'indépendance. De combien d'heures je vois s'accroître mes journées ! Je n'en sacrifierai plus au désir inquiet de conserver un protecteur, d'éclipser des rivaux ; je n'en donnerai plus à la triste étiquette ; c'est pour moi désormais que je prolongerai d'agréables veilles. Les caprices des hommes ont perdu sur moi leur empire. Pauvre, j'ignorerai les douleurs qu'excitent la raillerie déchirante et l'accablant mépris ; riche, d'oisifs importuns n'ordonneront point mes dépenses, et l'heureux choix de mes plaisirs multipliera mes richesses. [...]

J'entends des hypocrites m'accuser ; j'entends des hommes faibles demander s'il n'est point dangereux de prêcher ainsi le mépris de l'opinion. [...] Le méchant et le sage brisent tous deux le joug de l'opinion : l'un pour faire plus mal, l'autre pour faire mieux que le commun des hommes.

Qu'un être dépravé commette moins de fautes en cédant aux caprices de l'opinion que s'il s'abandonnait à ses propres erreurs, je le conçois. Il est des passions cruelles et des vices honteux qu'elle réprouve, au milieu même de ses égarements ; mais elle donne à la fausseté le nom de politesse, à la lâcheté, le titre de prudence. Craignez le ridicule est sa maxime favorite ; et, pour former des hommes, il faudrait que, jusqu'au fond des coeurs, on imprimât cette autre maxime : Ne crains que les remords !

Non, tu n'auras point à rougir de mes leçons, toi qu'une âme simple et généreuse rend digne du bonheur ; mais suis avec courage la route que je trace. [...] Consulte les hommes instruits par les leçons des sages et de l'expérience ; consulte ceux auxquels tu voudrais ressembler : ils t'apprendront surtout à descendre en toi-même. Interrogée de bonne foi, la conscience nous éclaire. Dans le tumulte de nos vices, malgré nous elle se fait entendre, et, si nos passions l'altèrent, après l'orage elle fait reparaître encore la vérité : ainsi le fleuve, troublé par la tempête, aussitôt qu'il se calme, réfléchit de nouveau l'azur du ciel et la verdure de ses rives. [...]

Joseph Droz, Essai sur l'art d'être heureux, Chap. VIII