L'éducation d'un prince

Théophile, précepteur du prince Théodose, lui raconte l'histoire suivante : un jeune prince orgueilleux et méprisant vient d'avoir un fils. Au moment de la naissance, un deuxième enfant, fils d'une esclave, en tous points semblable au premier, a été placé dans la chambre.

THÉOPHILE. - Sur ces entrefaites, le prince, impatient de voir son fils, arrive et demande qu'on le lui montre. « Hélas ! seigneur, on ne saurait », lui dit-on, d'un air consterné ; « il ne vous est né qu'un prince, et nous venons de trouver deux enfants l'un auprès de l'autre ; les voilà, et de vous dire lequel des deux est votre fils, c'est ce qui nous est absolument impossible ». Le prince, en pâlissant, regarde ces deux enfants, et soupire de ne pas savoir à laquelle de ces petites masses de chair encore informes il doit ou son amour ou son mépris. « Eh ! quel est donc l'insolent qui a osé faire cet outrage au sang de ses maîtres », s'écria-t-il ? À peine achevait-il cette exclamation, que tout à coup le roi parut suivi de trois ou quatre des plus vénérables seigneurs de l'Empire. « Vous me paraissez bien agité, mon fils », lui dit le roi ; « il me semble même avoir entendu que vous vous plaignez d'un outrage ; de quoi est-il question ? ». « Ah ! seigneur », lui répondit le prince, en lui montrant ces deux enfants, « vous me voyez au désespoir : il n'y a point de supplice digne du crime dont à s'agit. J'ai perdu mon fils, on l'a confondu avec je ne sais quelle vile créature qui m'empêche de le reconnaître. Sauvez-moi de l'affront de m'y tromper ; l'auteur de cet attentat n'est pas loin, qu'on le cherche, qu'on me venge, et que son supplice effraie toute la terre. »

THÉODOSE. - Ceci m'intéresse.

THÉOPHILE. - « Il n'est pas nécessaire de le chercher : le voici, prince, c'est moi », dit alors froidement un de ces vénérables seigneurs, « et dans cette action que vous appelez un crime, je n'ai eu en vue que votre gloire. Le roi se plaint de ce que vous êtes trop fier, il gémit tous les jours de votre mépris pour le reste des hommes ; et moi, pour vous aider à le convaincre que vous avez raison de les mépriser, et de les croire d'une nature bien au-dessous de la vôtre, j'ai fait enlever un enfant qui vient de naître, je l'ai fait mettre à côté de votre fils, afin de vous donner une occasion de prouver que tout confondus qu'ils sont, vous ne vous y tromperez pas, et que vous n'en verrez pas moins les caractères de grandeur qui doivent distinguer votre auguste sang d'avec le vil sang des autres. Au surplus, je n'ai pas rendu la distinction bien difficile à faire ; ce n'est même pas un enfant noble, c'est le fils d'un misérable esclave que vous voyez à côté du vôtre : ainsi la différence est si énorme entre eux, que votre pénétration va se jouer de cette faible épreuve où je la mets. »

THÉODOSE. - Ah ! le malin vieillard !

THÉOPHILE. - « Au reste, seigneur », ajouta-t-il, « je me suis ménagé un moyen sûr de reconnaître votre fils, il n'est point confondu pour moi ; mais s'il l'est pour vous, je vous avertis que rien ne m'engagera à vous le montrer, à moins que le roi ne me l'ordonne ». « Seigneur », dit alors le prince à son père, d'un air un peu confus, et presque la larme à l'oeil, « ordonnez-lui donc qu'il me le rende ». « Moi ! prince », lui repartit le roi ; « faites-vous réflexion à ce que vous me demandez ? est-ce que la nature n'a point marqué votre fils ? si rien ne vous l'indique ici, si vous ne pouvez le retrouver sans que je m'en mêle, eh ! que deviendra l'opinion superbe que vous avez de votre sang ? il faudra donc renoncer à croire qu'il est d'une autre sorte que celui des autres, et convenir que la nature à cet égard n'a rien fait de particulier pour nous. »

THÉODOSE. - Il avait plus d'esprit que moi, s'il répondit à cela.

THÉOPHILE. - L'histoire nous rapporte qu'il parut rêver un instant, et qu'ensuite il s'écria tout d'un coup : « Je me rends, seigneur, c'en est fait : vous avez trouvé le secret de m'éclairer ; la nature ne fait que des hommes et point de princes : je conçois maintenant d'où mes droits tirent leur origine, je les faisais venir de trop loin, et je rougis de ma fierté passée ». Aussitôt le vieux seigneur alla prendre le petit prince qu'il présenta à son père, après avoir tiré de dessous les linges qui l'enveloppaient un billet que le roi lui-même y avait mis pour le reconnaître. Le prince, en pleurant de joie, embrassa son fils, remercia mille fois le vieux seigneur qui avait aidé le roi dans cet innocent artifice, et voulut tout de suite qu'on lui apportât l'enfant esclave dont on s'était servi pour l'instruire, et qu'il embrassa à son tour, comme en reconnaissance du trait de lumière qui venait de le frapper. « Je t'affranchis », lui dit-il, en le pressant entre ses bras ; « on t'élèvera. avec mon fils ; je lui apprendrai ce que je te dois, tu lui serviras de leçon comme à moi, et tu me seras toujours cher, puisque c'est par toi que je suis devenu raisonnable. »

Marivaux, 1754
Annales du baccalauréat, juin 1999