Le désir du bonheur

Le désir du bonheur (extrait)

[...] Pour planter le décor, je commencerai par deux références très communes, deux bandes dessinées : "Les Aventures d'Astérix le Gaulois" et "Lucky Luke", plus précisément par la dernière image de chacun des albums. Si vous avez ces bandes dessinées en tête, et je pense que ce n'est pas trop difficile pour la plupart, vous savez que la même image clôt tous les épisodes de chaque série.

Du côté d'Astérix, c'est le banquet final, où s'expriment toute la joie de la victoire contre les Romains, le retour d'un voyage périlleux, les retrouvailles avec tous les habitants, à qui Astérix et Obélix ou d'autres peuvent raconter ce qu'ils ont découvert de la diversité du monde. Pour un temps, les querelles internes sont oubliées. La légende qui accompagne cette image est quelque chose du style : "Pour la première fois, un Romain est invité à participer à un de ces festins qui, traditionnellement, fêtent le retour de nos amis. De nos amis heureux et fiers, car ils réalisent que chaque voyage enrichit leur savoir et leur expérience" (Astérix chez les Helvètes). Cette fin affirme, de façon imagée, la perspective, consciente ou inconsciente, qui nous guide tous : que la fin soit un temps de joie, de retrouvailles et de réconciliation, d'harmonie.

Du côté de Lucky Luke, la dernière image est très différente. Elle représente immanquablement la chevauchée solitaire du cow-boy, vers le soleil couchant, dans un paysage semi-désertique. Cette dernière image est toujours accompagnée des paroles d'une chanson fredonnée Lucky Luke : "I'm a poor lonesome cow-boy and a long way from home... Je suis un pauvre cow-boy solitaire, loin de sa maison...". Ici pas de joie exubérante, même dans les dessins précédents qui sont la conclusion de l'histoire. Ces dessins disent seulement la satisfaction du travail accompli. Quant à la dernière image, s'en dégage, au moins telle que je la ressens, une sensation de mélancolie, de tristesse presque. Le terme du chemin (la maison) semble bien lointain, autant que le soleil vers où se dirige le cow-boy. Ici est exprimée l'insatisfaction que nous avons face à certaines situations qui pourtant semblaient nous apporter le bonheur le plus complet. Eh bien non !, la vie continue avec sa monotonie, le terme du chemin, la maison, le banquet final ne sont pas encore pour aujourd'hui. D'ailleurs, si vous relisez attentivement les Astérix, vous vous apercevrez que la fin n'est pas aussi parfaite que je l'ai décrite. La plupart du temps, un membre de la communauté ne participe pas à la fête. Souvent, c'est le barde, mais ce peut être aussi Astérix ou un autre. La réconciliation n'est pas totale, reste de la tristesse ou, plus grave, l'exclusion. Car si le barde n'est pas à la table, c'est parce qu'il a été attaché à un arbre. S'il ne participe pas aux chants, c'est parce qu'on l'a muselé.

Voilà ce que l'on peut tirer d'Astérix et de Lucky Luke ! En fait, je n'ai fait que relever dans ces deux séries, et il me semble qu'elles le montrent admirablement, deux aspects du bonheur. D'un côté, nous le souhaitons le plus complet au terme de chacune de nos entreprises, dans notre existence. De l'autre, quand nous le rencontrons, il se trouve confronté au temps qui, parce qu'il passe, risque d'emporter ce que nous avons eu souvent de la difficulté à faire advenir ; ou alors, notre bonheur reste marqué par notre égoïsme et oublie l'autre qui est à côté.

Sur cette base, prêtons maintenant attention à des oeuvres contemporaines, romans ou films. Quand ces oeuvres se terminent sur un bonheur, comment celui-ci est-il montré ? Ce qui prédomine, c'est la menace qui pèse sur le bonheur acquis, bonheur dès lors passager. L'affirmation d'un bonheur entier, même dans un avenir lointain, même dans une sphère intime, celle du couple ou de la famille, cette affirmation n'arrive pas à se faire jour ; ou alors seulement sous la forme d'une utopie, naïve ou monstrueuse. Utopie naïve quand l'happy end est plaquée artificiellement sur le film, quand elle nie l'intensité du drame qui s'est déroulé. Mais l'utopie peut être aussi monstrueuse, telle par exemple qu'elle se donne à lire dans le dernier roman de Michel Houellebecq, "Les particules élémentaires". Ce roman montre que la seule quête actuelle du bonheur est la recherche individualiste du plaisir dans la sexualité, et qu'elle ne peut déboucher que sur l'échec. La solution sera alors la suppression de l'humanité par elle-même, son remplacement par une nouvelle espèce, débarrassée de toute envie, de tout désir, espèce immortelle... et mortellement raisonnable. Le roman se termine sur cette phrase : "Ce livre est dédié à l'homme". En fait, il s'agit d'une épitaphe.

Pour ces auteurs, puisque le bonheur complet est impossible à réaliser, restent les petits instants d'amour, de paix, d'harmonie, de joie. Mais ces instants sont passagers, rien ne garantit leur pérennité. Le temps qui passe, la maladie, la mort, la dureté et l'indifférence de la société, le chômage, tout cela est le milieu dans lequel nous vivons nos instants de bonheur.

De plus, quand il est présent, ce bonheur n'a rien de l'explosion exubérante du banquet gaulois. On a l'impression que, parce qu'il est incertain, il se fait discret. Il n'ose pas se montrer aux autres, moins par égoïsme que par manque de confiance. Il ose à peine se montrer à lui-même.

Certaines oeuvres vont encore plus loin. Si le bonheur se fait incertain de lui-même et du futur, c'est parce qu'il est rendu fragile de l'intérieur, et pas seulement par des menaces extérieures. L'exemple le plus flagrant est celui de l'amour. J'ai été invité, la semaine dernière, à aller voir le spectacle du ballet de Maurice Béjart, intitulé "Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat". Il a pour thème l'amour aujourd'hui, au temps du SIDA. Au milieu du spectacle, le personnage principal déclare : "Vous nous avez dit : faites l'amour, pas la guerre. Nous avons fait l'amour, pourquoi l'amour nous fait-il la guerre ?" Et le spectacle finira comme il a débuté : tous les danseurs sont étendus sur le sol, recouverts par un linceul. L'amour est perçu comme portant sa propre destruction.

On pourrait en dire autant du bonheur que la société propose sous la figure de la réussite sociale. Car en même temps, de par son évolution, la société détruit (du moins, certains le perçoivent ainsi) les moyens traditionnels de s'approcher de ce modèle de bonheur, ou plus encore de simplement s'intégrer : le travail, un lieu d'habitation comme véritable espace de sociabilité, les liens familiaux...

Un film, sorti il y a deux ans, nous raconte la faillite de ce bonheur promis, mais, en même temps, il nous ouvre à un regard positif, à l'espérance qu'un vrai bonheur est tout de même possible. Ce film, "Ni d'Eve ni d'Adam" de Jean-Pierre Civeyrac, raconte la dérive de Gilles, un adolescent de 14 ans, son exclusion progressive de la société : son exclusion du collège parce qu'il refuse de se plier aux règles, son renvoi de la maison par son père, excédé par les provocations de son fils. Gilles en est réduit à mendier. Seule, son amie Gabrielle reste auprès de lui. Mais, il ne la voit pas, enfermé qu'il est dans sa révolte. Après un malentendu, il doit fuir. Gabrielle le suit. Ils errent dans la campagne enneigée et solitaire. L'exclusion semble totale. Pourtant, c'est dans ce lieu que Gilles, petit à petit, va s'ouvrir, en acceptant l'amour que Gabrielle lui propose, et en le lui rendant. Gilles sourit pour la première fois. Le film se termine là. Mais le spectateur ne peut s'empêcher de penser que l'amour partagé avec Gabrielle va permettre à Gilles de revenir dans la société et de s'ouvrir aux autres. Car cet amour l'a fait sortir du cercle vicieux de l'exclusion et de l'enfermement.

Ce que, finalement, les oeuvres contemporaines nous montrent de l'air du temps, ce n'est pas que le bonheur est devenu impossible, ou qu'il est tellement incertain qu'il vaut mieux, par réalisme, se résigner à être malheureux. Elles nous montrent plutôt qu'il n'y a plus de modèle tout fait du bonheur vers lequel on puisse aller en toute sécurité. D'ailleurs y a-t-il jamais eu un temps où de tels modèles aient existé ? La situation actuelle nous présente seulement cette absence avec une lumière plus crue. C'est-à-dire qu'elle nous invite à être plus lucides, qu'elle nous force presque à l'être. Elle nous invite à entrer dans le chemin du bonheur par un engagement de toute notre personne, un engagement de tous les instants. Non pas dans une quête solitaire, mais en nous tournant vers les autres, en nous ouvrant à eux. Le chemin du bonheur est celui de la rencontre, pas celui du déjà-connu. Le bonheur ne se conquiert pas, il ne se construit pas à la force des poignets, mais il se reçoit.

Je parlais tout à l'heure des petits bonheurs, des bonheurs passagers. Se placer dans une dynamique de rencontre, c'est aller chercher au plus profond de ces instants la part de vérité et d'amour qu'ils peuvent nous donner - et cette vérité et cet amour ne sont ni petits ni passagers. C'est aussi être prêt à accueillir la nouveauté, à ne pas se fixer sur une impression, un sentiment, à ne pas vouloir les mettre en bocal.

Le bonheur passe par l'acceptation de la réalité, de notre non-maîtrise sur cette réalité. Il est le refus des illusions, que ce soit la nostalgie d'un temps heureux ou que ce soit l'utopie de pouvoir s'en sortir tout seul. L'incertitude, que nous ressentons parfois comme une menace, peut avoir pour autres noms humilité, ouverture aux autres et à la nouveauté. [...]

Thierry-Marie Courau et Laurent Jestin,
tiré de Jubilatio ! où se trouve une série de conférences sur le thème du désir (Quel est ton désir ? L'éducation du désir : de la domination à la rencontre, Les idoles du désir, Le désir du bonheur, Le désir du véritable, Le désir de voir, Le désir de vivre, La rencontre)

Le désir du bonheur

Frère Laurent :

La causerie de la semaine dernière nous a invités à débusquer notre peur du manque, notre amour-propre, notre soif de domination, qui épuisent tout désir en nous. Oui, nous sommes invités à débusquer ces idoles dans notre vie, mais pas en ayant peur d'elles ou en nous crispant sur elles. N'ayons pas peur de nous-mêmes ! Apprenons à nous connaître, à connaître et à aimer notre pauvreté fondamentale.

La première causerie indiquait que c'est dans l'aumône, le jeûne et la prière que notre pauvreté apparaît telle qu'elle est ; que c'est dans la prière que l'Esprit se joint à notre désir pour lui donner toute sa force. Alors, nous pouvons choisir la vie, marcher vers la terre promise, vers le bonheur.

Frère Thierry-Marie :

Voulez-vous que nous essayions de regarder quelle est notre quête du bonheur. Depuis toujours, l'homme est à la recherche du bonheur. Pourquoi ?

Ceci a trait bien entendu au sens de notre vie. Notre vie a-t-elle un sens ? C'est-à-dire à la fois, une signification et une direction ? Nous disons facilement que l'homme veut être heureux, alors que tout semble contredire ou s'opposer à notre bonheur. A défaut de pouvoir atteindre le bonheur, on entend actuellement qu'il faut donner du sens à notre vie. Serait-ce qu'elle n'en a pas un ? Sommes-nous obligés de fabriquer du sens pour être heureux ? Mais que peut vouloir dire "être heureux " ? Y a-t-il un bonheur différent pour chacun ? Les bonheurs auxquels nous aspirons et celui que nous propose le Christ sont-ils différents ? Et si l'homme connaissait ce qu'est le bonheur, pourrait-il le choisir et l'atteindre par lui-même ? Comment ?

Dans l'Éthique à Nicomaque, un ouvrage bien connu d'Aristote, grand philosophe grec du IVème siècle avant notre ère et élève de Platon, l'auteur montre que toute chose agit en vue d'une fin. Pour l'être humain, l'action est en vue du bonheur.

L'homme étant doté de l'intelligence et du vouloir, il peut se diriger de façon consciente vers un bonheur. Tout homme agit vers une fin connue, vers un bien désiré. La question de la fin est donc une question clé sur le chemin vers le bonheur. Quelle est la fin qui une fois obtenue sera le lieu du bonheur ? Cette fin ultime du bonheur nous l'appelons souvent un bien absolu.

Comment donner des critères pour analyser ce qui peut être de l'ordre du bien absolu ? D'une part, il doit être une fin et non pas seulement un moyen. Il doit donc respecter l'homme en ce qu'il est, c'est-à-dire qu'il doit combler à la fois l'intelligence et le vouloir, mais aussi toutes ses épaisseurs sensibles et végétatives. Il doit achever l'homme, en tant que tel, qui est un être raisonnable, doté de la raison, et non pas un animal agissant par instinct. Enfin, ce bien absolu doit être permanent, immuable, et durable.

En nous élevant dans les sphères de l'esprit, peut-être pourrions-nous trouver ce bonheur dans la vertu. C'est la vision des stoïciens qui pensent que le bonheur se trouve dans la perfection vertueuse. Etre conforme à l'image de ce que l'on se fait de soi-même, de ce que l'on devrait être pour être quelqu'un de bien dans le monde, n'est-ce pas souvent notre rêve ?

Tout comme la vertu, la contemplation philosophique ne saurait combler totalement notre intelligence et notre vouloir.

Plus encore, nous pourrions imaginer que le bonheur se trouve dans une possession de l'objet éternel et immuable, un dieu qui serait l'Un, dans lequel nous pourrions nous plonger, nous laisser immerger, au point de quitter tout lien avec ce monde. Mais ce bonheur resterait encore illusoire, fragile, remis en cause par le retour dans la vie quotidienne qui nous apparaîtrait alors comme un enfer et un monde de dangereuses projections fantasmagoriques. Nous ne voudrions plus quitter notre cachette.

Cette attitude, nous la retrouvons chez ceux qui ont fait de la contemplation du fondement des choses leur objet de vie pour aujourd'hui, sans qu'il y ait un quelconque souci de mise en oeuvre pratique, ou une quelconque projection dans une vie à venir.

N'est-ce pas d'ailleurs ce que nous serions tenter de reprocher aux moines et aux moniales, aux ermites ? "Pour eux, une vie à l'abri des bruits du monde est facile." Cela peut être vrai dans certaines traditions religieuses, mais certainement pas dans les traditions chrétiennes, pour deux raisons. D'une part, les cloîtrés vivent dans la louange et l'intercession en portant les cris du monde devant Dieu. Il suffit de les interroger aujourd'hui pour savoir que le nombre de confidences de détresse, de demandes de prière dont ils sont l'objet prend une partie importante de leur vie de prière quotidienne. D'autre part, la vie du cloître est une vie où le monde reste bien présent. Chaque frère, chaque soeur, porte en lui, en elle, une part du monde, par son histoire, son psychisme, ses désirs et ses manques, qui se frottent quotidiennement aux autres dans la communauté. Cette épreuve de la communauté est si importante, que jamais on n'enverra un ermite au désert, tant qu'il n'aura pas fait ses preuves de pouvoir vivre harmonieusement en communauté. Il pourrait grandement s'illusionner sur l'authenticité de sa vie mystique.

Aussi le désir véritable, la recherche des moines et des religieux chrétiens du bien absolu est-il tout autre chose que l'aspiration à l'isolement et à cette fusion dans l'Un qui les laisseraient indifférents à l'avenir du monde. Quel est-il ? Ne devrions-nous pas chercher du côté de la rencontre toute simple, de l'ouverture des coeurs, de la présence au Présent, de l'ajustement à l'Autre et aux autres, de la justice ?

Finalement, il semble que nous restions en échec dans notre première enquête sur ce que peut-être le bien absolu. Mais qu'en disent les auteurs contemporains sur ce sujet ? Laurent va nous le dire.

Frère Laurent :

Il y a dans chaque époque une ambiance générale, un "air du temps" comme on dit parfois. Sans que nous y soyons soumis, nous y participons, il influence notre façon d'être, d'envisager la vie. D'envisager le bonheur, notamment. Cet air du temps colore de façon particulière les fondements philosophiques et théologiques du désir de bonheur, que Thierry-Marie vient d'évoquer : quelles sont les fins privilégiées ? Comment est perçu le rapport entre les biens terrestres et le bonheur de la possession du bien absolu ? C'est-à-dire comment l'homme de telle époque vit-il ou surmonte-t-il l'insatisfaction qu'il rencontre dans sa quête du bonheur ?

C'est à la coloration actuelle de notre désir de bonheur que je voudrais réfléchir. En prendre conscience nous permet de faire la vérité sur nous-mêmes.

Pour ce faire, je vais partir de ces histoires que nous nous racontons. Car ces histoires sont les lieux où se concentrent les aspirations et les attentes diffuses dans la société. Comment y représentons-nous notre désir de bonheur ?

Je prendrai des exemples que, peut-être, vous ne connaissez pas. Cela n'a pas beaucoup d'importance ; ils servent seulement à éclairer notre réflexion et ils vous renverront, je l'espère, à des situations que vous vivez ou dont vous êtes les témoins. Ce qui vaut, ce n'est pas telle ou telle histoire, mais l'ambiance générale qui se dégage de l'ensemble.

Pour planter le décor, je commencerai par deux références très communes, deux bandes dessinées : "Les Aventures d'Astérix le Gaulois" et "Lucky Luke", plus précisément par la dernière image de chacun des albums. Si vous avez ces bandes dessinées en tête, et je pense que ce n'est pas trop difficile pour la plupart, vous savez que la même image clôt tous les épisodes de chaque série.

Du côté d'Astérix, c'est le banquet final, où s'expriment toute la joie de la victoire contre les Romains, le retour d'un voyage périlleux, les retrouvailles avec tous les habitants, à qui Astérix et Obélix ou d'autres peuvent raconter ce qu'ils ont découvert de la diversité du monde. Pour un temps, les querelles internes sont oubliées. La légende qui accompagne cette image est quelque chose du style : "Pour la première fois, un Romain est invité à participer à un de ces festins qui, traditionnellement, fêtent le retour de nos amis. De nos amis heureux et fiers, car ils réalisent que chaque voyage enrichit leur savoir et leur expérience" (Astérix chez les Helvètes). Cette fin affirme, de façon imagée, la perspective, consciente ou inconsciente, qui nous guide tous : que la fin soit un temps de joie, de retrouvailles et de réconciliation, d'harmonie.

Du côté de Lucky Luke, la dernière image est très différente. Elle représente immanquablement la chevauchée solitaire du cow-boy, vers le soleil couchant, dans un paysage semi-désertique. Cette dernière image est toujours accompagnée des paroles d'une chanson fredonnée Lucky Luke : "I'm a poor lonesome cow-boy and a long way from home... Je suis un pauvre cow-boy solitaire, loin de sa maison...". Ici pas de joie exubérante, même dans les dessins précédents qui sont la conclusion de l'histoire. Ces dessins disent seulement la satisfaction du travail accompli. Quant à la dernière image, s'en dégage, au moins telle que je la ressens, une sensation de mélancolie, de tristesse presque. Le terme du chemin (la maison) semble bien lointain, autant que le soleil vers où se dirige le cow-boy. Ici est exprimée l'insatisfaction que nous avons face à certaines situations qui pourtant semblaient nous apporter le bonheur le plus complet. Eh bien non !, la vie continue avec sa monotonie, le terme du chemin, la maison, le banquet final ne sont pas encore pour aujourd'hui. D'ailleurs, si vous relisez attentivement les Astérix, vous vous apercevrez que la fin n'est pas aussi parfaite que je l'ai décrite. La plupart du temps, un membre de la communauté ne participe pas à la fête. Souvent, c'est le barde, mais ce peut être aussi Astérix ou un autre. La réconciliation n'est pas totale, reste de la tristesse ou, plus grave, l'exclusion. Car si le barde n'est pas à la table, c'est parce qu'il a été attaché à un arbre. S'il ne participe pas aux chants, c'est parce qu'on l'a muselé.

Voilà ce que l'on peut tirer d'Astérix et de Lucky Luke ! En fait, je n'ai fait que relever dans ces deux séries, et il me semble qu'elles le montrent admirablement, deux aspects du bonheur. D'un côté, nous le souhaitons le plus complet au terme de chacune de nos entreprises, dans notre existence. De l'autre, quand nous le rencontrons, il se trouve confronté au temps qui, parce qu'il passe, risque d'emporter ce que nous avons eu souvent de la difficulté à faire advenir ; ou alors, notre bonheur reste marqué par notre égoïsme et oublie l'autre qui est à côté.

Sur cette base, prêtons maintenant attention à des oeuvres contemporaines, romans ou films. Quand ces oeuvres se terminent sur un bonheur, comment celui-ci est-il montré ? Ce qui prédomine, c'est la menace qui pèse sur le bonheur acquis, bonheur dès lors passager. L'affirmation d'un bonheur entier, même dans un avenir lointain, même dans une sphère intime, celle du couple ou de la famille, cette affirmation n'arrive pas à se faire jour ; ou alors seulement sous la forme d'une utopie, naïve ou monstrueuse. Utopie naïve quand l'happy end est plaquée artificiellement sur le film, quand elle nie l'intensité du drame qui s'est déroulé. Mais l'utopie peut être aussi monstrueuse, telle par exemple qu'elle se donne à lire dans le dernier roman de Michel Houellebecq, "Les particules élémentaires". Ce roman montre que la seule quête actuelle du bonheur est la recherche individualiste du plaisir dans la sexualité, et qu'elle ne peut déboucher que sur l'échec. La solution sera alors la suppression de l'humanité par elle-même, son remplacement par une nouvelle espèce, débarrassée de toute envie, de tout désir, espèce immortelle... et mortellement raisonnable. Le roman se termine sur cette phrase : "Ce livre est dédié à l'homme". En fait, il s'agit d'une épitaphe.

Pour ces auteurs, puisque le bonheur complet est impossible à réaliser, restent les petits instants d'amour, de paix, d'harmonie, de joie. Mais ces instants sont passagers, rien ne garantit leur pérennité. Le temps qui passe, la maladie, la mort, la dureté et l'indifférence de la société, le chômage, tout cela est le milieu dans lequel nous vivons nos instants de bonheur.

De plus, quand il est présent, ce bonheur n'a rien de l'explosion exubérante du banquet gaulois. On a l'impression que, parce qu'il est incertain, il se fait discret. Il n'ose pas se montrer aux autres, moins par égoïsme que par manque de confiance. Il ose à peine se montrer à lui-même.

Certaines oeuvres vont encore plus loin. Si le bonheur se fait incertain de lui-même et du futur, c'est parce qu'il est rendu fragile de l'intérieur, et pas seulement par des menaces extérieures. L'exemple le plus flagrant est celui de l'amour. J'ai été invité, la semaine dernière, à aller voir le spectacle du ballet de Maurice Béjart, intitulé "Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat". Il a pour thème l'amour aujourd'hui, au temps du SIDA. Au milieu du spectacle, le personnage principal déclare : "Vous nous avez dit : faites l'amour, pas la guerre. Nous avons fait l'amour, pourquoi l'amour nous fait-il la guerre ?" Et le spectacle finira comme il a débuté : tous les danseurs sont étendus sur le sol, recouverts par un linceul. L'amour est perçu comme portant sa propre destruction.

On pourrait en dire autant du bonheur que la société propose sous la figure de la réussite sociale. Car en même temps, de par son évolution, la société détruit (du moins, certains le perçoivent ainsi) les moyens traditionnels de s'approcher de ce modèle de bonheur, ou plus encore de simplement s'intégrer : le travail, un lieu d'habitation comme véritable espace de sociabilité, les liens familiaux...

Un film, sorti il y a deux ans, nous raconte la faillite de ce bonheur promis, mais, en même temps, il nous ouvre à un regard positif, à l'espérance qu'un vrai bonheur est tout de même possible. Ce film, "Ni d'Eve ni d'Adam" de Jean-Pierre Civeyrac, raconte la dérive de Gilles, un adolescent de 14 ans, son exclusion progressive de la société : son exclusion du collège parce qu'il refuse de se plier aux règles, son renvoi de la maison par son père, excédé par les provocations de son fils. Gilles en est réduit à mendier. Seule, son amie Gabrielle reste auprès de lui. Mais, il ne la voit pas, enfermé qu'il est dans sa révolte. Après un malentendu, il doit fuir. Gabrielle le suit. Ils errent dans la campagne enneigée et solitaire. L'exclusion semble totale. Pourtant, c'est dans ce lieu que Gilles, petit à petit, va s'ouvrir, en acceptant l'amour que Gabrielle lui propose, et en le lui rendant. Gilles sourit pour la première fois. Le film se termine là. Mais le spectateur ne peut s'empêcher de penser que l'amour partagé avec Gabrielle va permettre à Gilles de revenir dans la société et de s'ouvrir aux autres. Car cet amour l'a fait sortir du cercle vicieux de l'exclusion et de l'enfermement.

Ce que, finalement, les oeuvres contemporaines nous montrent de l'air du temps, ce n'est pas que le bonheur est devenu impossible, ou qu'il est tellement incertain qu'il vaut mieux, par réalisme, se résigner à être malheureux. Elles nous montrent plutôt qu'il n'y a plus de modèle tout fait du bonheur vers lequel on puisse aller en toute sécurité. D'ailleurs y a-t-il jamais eu un temps où de tels modèles aient existé ? La situation actuelle nous présente seulement cette absence avec une lumière plus crue. C'est-à-dire qu'elle nous invite à être plus lucides, qu'elle nous force presque à l'être. Elle nous invite à entrer dans le chemin du bonheur par un engagement de toute notre personne, un engagement de tous les instants. Non pas dans une quête solitaire, mais en nous tournant vers les autres, en nous ouvrant à eux. Le chemin du bonheur est celui de la rencontre, pas celui du déjà-connu. Le bonheur ne se conquiert pas, il ne se construit pas à la force des poignets, mais il se reçoit.

Je parlais tout à l'heure des petits bonheurs, des bonheurs passagers. Se placer dans une dynamique de rencontre, c'est aller chercher au plus profond de ces instants la part de vérité et d'amour qu'ils peuvent nous donner - et cette vérité et cet amour ne sont ni petits ni passagers. C'est aussi être prêt à accueillir la nouveauté, à ne pas se fixer sur une impression, un sentiment, à ne pas vouloir les mettre en bocal.

Le bonheur passe par l'acceptation de la réalité, de notre non-maîtrise sur cette réalité. Il est le refus des illusions, que ce soit la nostalgie d'un temps heureux ou que ce soit l'utopie de pouvoir s'en sortir tout seul. L'incertitude, que nous ressentons parfois comme une menace, peut avoir pour autres noms humilité, ouverture aux autres et à la nouveauté.

Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici que leur apparurent Moïse et Elie qui s'entretenaient avec lui. Intervenant, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie." Comme il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui en qui je me plais. Ecoutez-le !" En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d'une grande crainte. Jésus s'approcha, il les toucha et dit : "Relevez-vous ! soyez sans crainte !" Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul. Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre: "Ne dites mot à personne de ce qui s'est fait voir de vous, jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité des morts." (Mt 17, 1-9)
Frère Thierry-Marie :

LAURENT nous a décrit les regards des écrivains et des cinéastes contemporains sur la possibilité du bonheur. Mais que nous en dit le Christ dans le texte de ce jour que vous connaissez sans doute assez bien : la transfiguration.

Dans cet épisode de la transfiguration, nous sommes confrontés au désir du bonheur. Regardez ce qui se passe : les trois inséparables disciples, ceux que l'on retrouve dans tous les coups avec Jésus : Pierre, Jacques et Jean accompagnent Jésus sur la montagne.

La montagne, est-ce la peine de le rappeler, puisque nous en avons parlé la dernière fois, est le lieu où l'humain et le divin sont vus comme ne pouvant pas être plus proches. L'évangile intègre ces données fondamentales de toute anthropologie, mais en même temps il les modifie. Là où la montagne est le lieu où le dieu se manifeste suite au sacrifice fait pour le rendre propice, où l'homme cherche à soumettre le dieu, à le mettre à son service, comme nous avons pu le voir avec le satan, la dernière fois, ici la montagne est tout simplement le lieu de la rencontre.

Rencontre de Jésus avec Moïse et Élie, c'est-à-dire avec toute l'histoire d'Israël. Rencontre de Jésus avec le Père et avec l'Esprit. Rencontre de Pierre, Jacques et Jean avec le Fils, le Père, l'Esprit, avec les deux grands prophètes. Une rencontre avec le passé, le futur et le présent, avec l'histoire. Une rencontre en vérité et en toute clarté.

Intervenant, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie." (Mt 17, 4)
Pierre vit dans cette rencontre un moment de bonheur inoubliable. Il nous arrive aussi de vivre parfois un moment de forte intensité spirituelle, qui se présente comme un pur don, celui d'une mise en présence de soi-même avec les autres, avec ce qui est. Ces moments, où nous ne semblons plus faire qu'un avec la vie qui se donne, où nous nous ressentons parfaitement unifiés sont rares, très rares. Peut-être même n'avons-nous jamais eu la chance de les expérimenter aussi fortement. Pourtant personne d'entre nous n'est indemne sur le plan spirituel. Que nous cherchions à l'exprimer ou pas, un jour, l'irruption de la force d'un paysage, de l'espace, d'une présence d'amour, etc., nous a touché. Ou alors, nous serions parfaitement insensibles. Ce que j'ai du mal à croire.

Ceci nous l'avons interprété comme un grand bonheur, une expérience différente des autres, une expérience où notre être pouvait être vraiment bien. Et ce moment, nous avons voulu le garder, le saisir, le faire durer. Et ô surprise, il s'est enfuit. Le bonheur, quand nous cherchons à le saisir, ne dure pas. Et plus nous cherchons à le reproduire, et moins nous y arrivons. Il peut même nous arriver que désespérés de ne pas trouver le bonheur, de ne pas le saisir, nous voulions tout arrêter, tout.

Ici, Pierre veut garder ce moment de bonheur, lui donner de la durée. Il veut l'établir dans le temps. Il est étonnant que la transfiguration, la présence de Moïse et d'Élie n'aient pas l'air de le surprendre. Depuis si longtemps, les juifs attendaient le retour de ces deux prophètes, qu'il doit se dire que cette fois, c'est la bonne. On va pouvoir restaurer l'alliance, délivrer le pays. Et l'on va se faire les serviteurs de ceux qui vont la restaurer, qui vont le libérer. Quel bonheur !

Comme il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui en qui je me plais. Ecoutez-le !" En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d'une grande crainte. (Mt 17, 5-6)
Pierre n'a pas compris d'où venait cet instant de bonheur. Et catastrophe, au bonheur succède, l'effroi.

Comme une réponse à la proposition de Pierre de dresser trois tentes, cette présence des prophètes, qui ne semblait pas les surprendre, est tout à coup submergée par une nuée lumineuse. Vous la reconnaissez cette nuée lumineuse, c'est celle qui conduisait les Hébreux dans le désert après leur sortie de l'Égypte, et qui les avait protégés du Pharaon lors de la traversée de la Mer Rouge. Elle est cette manifestation opaque et lumineuse de Dieu. Elle est le signe de sa présence, lumière sur le chemin et témoin de sa protection.

Mais il n'y a pas seulement la nuée lumineuse du Premier Testament, il y a une parole : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui en qui je me plais." Cette parole, peut-être la reconnaissez-vous aussi, c'est celle du baptême de Jésus. Le Père dit qu'il se complaît dans Jésus, qu'il s'y plaît. Qu'il est le lieu où il se donne, le lieu de son bonheur.

Mais, ici, il rajoute une parole. Il dit aux apôtres : "Ecoutez-le !". Cette fois, il importe à Pierre, Jacques et Jean, de ne pas seulement écouter leur première inspiration, celle de figer le bonheur qu'ils imaginent être le leur, mais d'entendre une parole, celle du Christ.

Si Jésus est le lieu où le Père se plaît, c'est donc bien que Jésus est le lieu du bonheur du Père. Ne serait-ce pas aussi le nôtre ? Et si nous apprenions à nous plaire en Jésus, comme le Père, nous pourrions peut-être découvrir que la parole de Jésus est la parole du bonheur. Et que nous dit cette parole. Il nous suffit de reprendre la première béatitude : "Heureux les pauvres de coeur, le Royaume de Dieu est à eux." A eux, pour aujourd'hui !

Bien sûr, ceci change notre regard sur le monde. Cette parole nous dit que le bonheur n'est pas là où nous l'imaginions. Nous découvrons que le bonheur n'est pas dans la prise de possession par la domination, mais qu'il se situe dans la suite du Christ, dans la reconnaissance de sa pauvreté, dans la rencontre des mendiants de l'amour du Père. C'est le retour à la réalité, le retour à ce qui est et à ce qui va advenir à ceux qui choisissent de suivre l'amour.

Jésus s'approcha, il les toucha et dit : "Relevez-vous ! soyez sans crainte !" Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul. Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre: "Ne dites mot à personne de ce qui s'est fait voir de vous, jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité des morts." (Mt 17, 7-9)
Cette suite du Christ mène les disciples à descendre de la montagne, pour aller dans la vallée de la Galilée, avant de prendre la route vers une autre montagne, celle de Jérusalem, le lieu de la passion. La route vers le bonheur est une route marquée par la Passion, que nous le voulions ou non. La Passion est le réel lieu de la totale livraison de soi aux autres, celle de Jésus, l'accueil sans exclusive de tout autre dans sa différence, sa rencontre. Ce lieu de la rencontre est le face à face avec Dieu, ce que la tradition appelle la vision béatifique, celle que nous espérons vivre après notre mort, celle de la communion des êtres, le nôtre, avec celui de Dieu, avec celui de nos frères, les hommes.

En somme, Jésus, le maître du bonheur, nous fait sortir, par sa parole, des lieux que nous ne voulons pas quitter, pour nous conduire en ces lieux où nous ne voulons pas aller, qui nous semblent contraires au bonheur dont nous rêvions, bonheur souvent installé dans les biens qu'ils soient matériels ou qu'ils soient ceux de l'esprit. Nous sommes donc appelés à changer nos habitudes de voir le bonheur.

Ceci peut nous sembler terrifiant, comme cela l'est pour les trois compagnons de Jésus. Prendre conscience qu'entendre et accueillir une telle parole est un vrai choc aussi pour nous, bien plus terrifiant qu'un spectacle d'apparitions, nous permet de comprendre l'attitude des apôtres, dont la crainte est aussi une crainte de la présence de Dieu, présence de vérité et de lumière qui met à nu nos tréfonds, et qui se traduit par une véritable prosternation. Cette voix de la nuée nous dit qu'il faut se mettre à l'écoute d'une autre parole que la nôtre, celle du Verbe de Dieu.

Pouvons-nous ignorer son appel de nous porter vers elle pour nous mettre à son écoute ? Dans tous les cas, que cela soit pour Pierre, Jacques et Jean, ou que cela soit pour nous, il est trop tard. Cette voix qui a résonné sur la montagne, nous l'avons entendue, elle nous a désigné le lieu du bonheur et le chemin vers lui : la parole de Jésus.

Nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas. Si nous voulons vraiment le bonheur, nous sommes donc invités à quitter la recherche des apparitions et des sécurités pour nous mettre en marche à l'écoute de la parole de Jésus.

Thierry-Marie Courau et Laurent Jestin,
tiré de Jubilatio ! où se trouve une série de conférences sur le thème du désir (Quel est ton désir ? L'éducation du désir : de la domination à la rencontre, Les idoles du désir, Le désir du bonheur, Le désir du véritable, Le désir de voir, Le désir de vivre, La rencontre)