Nous ne dépendons pas de toujours mais d'encore


Est-ce significatif ? Nous n'avons pas en français l'équivalent de to love, to like. Il nous faut avec le même verbe aimer notre femme et la tarte aux pommes, notre pays ou seulement le paysage, nos enfants ou les jeux de cartes. Nous devons avec le même substantif surveiller notre amour-propre, faire l'amour à notre maîtresse ou répondre à l'amour de Dieu. [...]

Au fond, il est angoissant de ne pouvoir répondre aux questions : Pourquoi toi ? Pourquoi moi ? C'est peu de dire que l'amour, comme Dieu, ne se prouve pas, mais s'éprouve. Il n'a pas plus de raisons de nous échoir que la graine n'en a de tomber là où le vent la porte. En fait, comme la plante née de cette graine, il n'est légitimé que par ses racines : qui lui donneront des raisons de durer. [...]

Vous plaidez donc maintenant pour la fidélité ? me direz-vous. Je ne plaide pour rien. Je connais des ménages absolument fidèles qui sont des enfers de rancune et d'ennui. Je connais des couples solides pour qui l'amour passe par une double liberté. C'est l'affaire de chacun. Cependant. pour ma gouverne - et l'âge ici s'alliant à l'expérience - je trouve bien facile de prétendre que l'amour est une gravitation, que l'essentiel est de ne pas sortir de l'orbite forcément perturbée par tout ce qui nous frôle ; que ce bonhomme, avec sa prise mâle toujours en quête d'une prise femelle pour mettre en marche son appareil, il n'est pas mauvais de le désaliéner de temps à autre, de le vacciner par de petits écarts contre de plus grandes tentations...

Je ne suis pas sûr que « ça ne tire pas à conséquence ». Et surtout il m'est venu du respect pour l'amour. Au moins autant que pour la justice. Un sentiment qui rend un être différent de tous les autres, qui vous permet de vous sentir exister sur le mode majeur, ça mérite une extrême attention. Donc, une discipline. Si tu ne veux la perdre, tu ménageras celui en qui ta joie demeure, dit l'Ecriture. Ne souriez pas. Si ma citation a changé de contexte, elle s'applique à merveille ; et son aspect religieux ne laisse pas de suggérer que la différence entre les instables et les constants vaut celle qui partage les agnostiques et les croyants.

Certain que l'amour existe « pour l'avoir rencontré », je suis cette fois parmi les croyants. Je le tiens de la loterie des rencontres, comme tout le monde. Mais je le maintiens contre elle. L'amour, né du hasard, a ce curieux privilège, si je le veux, d'abolir le hasard.

Hervé Bazin, Ce que je crois, Édition Grasset