Maître et serviteur

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Chapitre VI

Avec ses deux pelisses, Vassili Andréitch avait bien chaud, surtout après les efforts qu'il venait de faire dans la congère. Mais un frisson lui courut tout le long du dos lorsqu'il comprit qu'il fallait vraiment passer là toute la nuit.

Pour se tranquilliser un peu, il s'installa dans le traîneau et tira de sa poche des cigarettes et des allumettes.

Nikita achevait entre-temps de dételer le cheval. Il ôta la sous-ventrière, dénoua les guides, la mancelle, retira la douga, tout en continuant à parler au cheval pour l'encourager.

« Allons, viens, viens, disait-il, en le faisant sortir des brancards. Nous l'attacherons ici... Je te mettrai un peu de paille et je te débriderai, reprenait-il, faisant a mesure ce qu'il disait... Tu mangeras et tu seras plus joyeux. »

Mais Moukhorty ne paraissait pas tranquillisé par les discours de Nikita : il piaffait, se serrait contre le traîneau, tournait la croupe contre le vent et frottait sa tête contre la manche de Nikita.

Cependant, comme s'il n'eût pas voulu refuser la paille que lui présentait Nikita, Moukhorty en arracha rapidement une bouchée, mais aussitôt il décida que ce n'était pas le moment de s'occuper de paille et la laissa tomber ; le vent la dispersa et l'emporta en un instant, puis la couvrit de neige.

« A présent, nous allons établir un signal, dit Nikita en tournant l'avant du traîneau contre le vent et en attachant les deux brancards qu'il dressait en l'air : quand la neige nous couvrira, les bonnes gens nous retrouveront grâce aux brancards et nous retireront ; c'est ainsi que nos vieux nous ont appris à faire. »

Cependant Vassili Andréitch, écartant sa pelisse et se couvrant de ses pans, frottait allumette sur allumette contre la boite d'acier sans parvenir à allumer sa cigarette, car ses mains tremblaient, et le vent les éteignait avant même qu'elles ne soient allumées ou juste au moment où il les approchait de sa cigarette. Enfin une allumette prit ; la flamme éclaira un instant la fourrure de son col, sa main avec une bague d'or à son index plié et la paille d'avoine, recouverte de neige, qui s'échappait du sac en toile, et la cigarette s'alluma. Il tira avec avidité deux bouffées, avala la fumée qu'il expira à travers sa moustache ; mais avant qu'il eût pu en tirer une nouvelle bouffée, le vent fit tomber le tabac incandescent et l'emporta dans la même direction que la paille.

Toutefois, ces quelques bouffées de fumée avaient suffi pour le réconforter.

« Puisqu'il faut passer la nuit ici, eh bien passons-la, dit-il avec décision. Attends, je vais faire un drapeau ». Et il prit le foulard qu'il avait enlevé de son col et failli jeter dans le traîneau.

Après avoir ôté ses gants, il monta sur l'avant du traîneau, se dressant de toute sa hauteur pour atteindre la courroie qui reliait les brancards, et noua fermement le foulard. Le drapeau improvisé flotta aussitôt, tantôt ouvert et claquant au vent, tantôt se collant au brancard.

« Tu vois comme c'est malin, dit Vassili Andréitch satisfait de son oeuvre et rentrant dans le traîneau... Il ferait plus chaud ensemble, mais il n'y a pas de place pour deux.
- Je trouverai bien où me mettre, répondit Nikita, mais il faut auparavant couvrir le cheval, la pauvre bête est tout en sueur. Soulève-toi donc », ajouta-t-il en s'approchant du traîneau ; et en retirant la toile à sac de dessous Vassili Andréitch, il la plia alors en deux et, après avoir au préalable détaché l'avaloire et ôté la sellette, il en couvrit Moukhorty.

« Comme cela, tu auras plus chaud quand même, petit sot, dit-il en mettant par-dessus la toile la sellette et la lourde avaloire.
- Est-ce que vous avez besoin de l'autre toile ? Et donnez-moi aussi un peu de paille », dit Nikita après avoir fini sa tâche et revenant au traîneau.

Ayant pris l'une et l'autre de sous Vassili Andréitch, il alla derrière le traîneau, creusa un trou dans la neige, y mit la paille, puis il rabattit son bonnet sur ses oreilles, s'enveloppa dans son caftan, se couvrit avec cette grosse toile et s'assit sur la paille en s'adossant à l'arrière du traîneau qui le protégeait du vent et de la neige.

Vassili Andréitch hocha la tête en signe de désapprobation de ce que faisait Nikita, comme d'ailleurs il désapprouvait en général l'ignorance et la bêtise des paysans, et il se disposa pour la nuit.

Il égalisa la paille qui restait dans le traîneau, mit une couche plus épaisse sous son flanc, et, les mains dans les manches, il posa sa tête dans le coin du devant qui l'abritait contre le vent.

Il n'avait pas envie de dormir. Il réfléchissait, il pensait toujours à la même chose, à ce qui était l'unique but, le sens, la joie et la fierté de sa vie : l'argent ; ce qu'il en avait gagné déjà, ce qu'il pouvait en gagner encore, combien les gens qu'il connaissait avaient gagné et possédaient, et comment ces gens avaient gagné et continuaient de gagner de l'argent, et comment lui, comme eux, pouvait encore gagner beaucoup d'argent. L'achat de la forêt de Goriatchkino était pour lui une affaire d'une extrême importance. Il comptait sur cette forêt pour se faire immédiatement dans les dix mille roubles peut-être. Et il se mit à évaluer mentalement le bois qu'il avait vu à l'automne et dont il avait compté tous les arbres sur une étendue de deux hectares.

« Le chêne servira à faire des patins, outre les bois de charpente, bien entendu ; c'est une affaire certaine ; il y aura, en bois de chauffage, une soixantaine de mètres par hectare, songeait-il. Au pire, je tirerai deux cent vingt-cinq roubles par hectare. Cinquante-six hectares, cinquante-six fois cent ; oui, cinquante-six fois cent plus cinquante-six fois dix roubles et cinquante-six fois cinq roubles. » Il vit qu'il en aurait pour plus de douze mille roubles, mais sans boulier il ne pouvait compter combien au juste.

« Mais de toute façon il n'aura pas les dix mille roubles, c'est assez de huit mille, et encore les clairières ne seront pas comptées. Je graisserai la patte à l'arpenteur ; pour cent ou cent cinquante roubles, il m'attribuera cinq hectares de clairières en plus. Il me cédera le tout pour huit mille ; je lui en mets tout de suite trois mille dans les dents, cela le retournera », pensait-il en touchant du coude le portefeuille dans la poche de sa veste.

« Mais comment nous sommes-nous écartés du tournant de la route ? Dieu sait ! Il devrait y avoir la forêt et la guérite. On devrait entendre les chiens. Ils n'aboient jamais, ces maudits, quand il le faut. »

Il écarta le col de son oreille et se mit à écouter : on n'entendait toujours que le sifflement du vent, les claquements du foulard contre les brancards et le froissement de la neige contre le traîneau. Il s'enveloppa de nouveau.

« Si j'avais su, j'aurais passé la nuit là-bas. Enfin, nous arriverons bien demain. Ce ne sera qu'un jour de perdu. Par un pareil temps, les autres n'iront pas non plus. »

Et il se rappela que, le 9, il devait toucher chez le boucher le prix des bestiaux vendus.

« Il voulait venir lui-même : il ne me trouvera pas chez moi ; ma femme ne saura pas se faire payer. Qu'elle est ignorante ! Elle n'a pas de savoir-vivre », pensa-t-il en se rappelant la façon dont elle avait reçu le commissaire de police qui lui avait fait visite la veille à l'occasion de la fête.

« Une femme, quoi ! Où aurait-elle pu s'éduquer ? Etait-ce une maison convenable, celle de ses parents ? Le père, un riche paysan de village, tout au plus : une grange et une auberge, voilà tout ce qu'il possédait, tandis que moi, que n'ai-je pas fait en quinze ans ? Une boutique, deux cabarets, un moulin, un magasin de blé, deux propriétés en fermage, une maison avec une grange couverte en fer, énumérait-il avec fierté. Ce n'est pas comme son père ! Qui connait-on aujourd'hui dans toute la région ? - Bréhkounov ! Et pourquoi ? Parce que je pense à mes affaires, je m'y applique au lieu de faire comme tant d'autres, qui ne savent que dormir et s'occuper de bêtises. Moi je ne dors pas la nuit ; qu'il vente, qu'il neige, qu'il fasse beau, je suis en route ; c'est comme cela qu'on ne manque pas les affaires. Ils pensent que tout vient tout seul, que c'est en s'amusant qu'on gagne de l'argent. Non. Travaille, casse-toi la tête ! Passe la nuit dans les champs et ne dors pas. A force de remuer ses pensées, on a la tête comme un oreiller, se disait-il fièrement. Ils croient qu'on devient quelqu'un par chance. Voilà les Mironov, ils ont des millions à cette heure, pourquoi ? Parce qu'ils ont travaillé et que Dieu les récompense. Pourvu que Dieu me donne la santé ! »

Et la pensée qu'il pourrait peut-être devenir millionnaire comme Mironov, qui était parti de rien, l'excitait tellement qu'il sentit le besoin de s'épancher, mais il n'avait personne à qui parler. S'il avait pu arriver jusqu'à Goriatchkino, il aurait pu parler au propriétaire ! Il aurait su lui mettre des verres à ses lunettes !...

« Voyez donc comme ça souffle ! Ça va si bien nous ensevelir que nous ne pourrons plus en sortir au matin ! » pensa-t-il en prêtant l'oreille aux rafales de vent qui soulevaient l'avant du traîneau et le fouettaient de neige. Il se souleva et regarda autour de lui : dans l'obscurité blanche et tremblotante, il ne distinguait que la tête noire et le dos de Moukhorty qui était recouvert de la toile qui flottait au vent, et son épaisse queue nouée ; et tout autour, de toutes parts, devant, derrière, il n'y avait partout que la même obscurité blanche et tremblotante qui parfois semblait s'éclaircir à peine, parfois devenir plus dense encore.

« Pourquoi ai-je écouté Nikita? Il fallait continuer ; nous serions bien arrivés quelque part, quand ce n'eût été qu'en retournant à Grichkino, où nous aurions passé la nuit chez Tarass. Tandis que maintenant nous sommes ici pour la nuit entière.

« Alors, oui, que disais-je donc ?... Ah ! oui ! Que Dieu récompense celui qui travaille, et non pas les fainéants, les dépensiers ou les imbéciles...

Mais si je fumais ?... »

Il se redressa sur son séant, tira son étui à cigarettes, s'étendit sur le ventre pour s'abriter du vent, mais le vent trouvait passage et éteignait ses allumettes l'une après l'autre. Enfin, il parvint à allumer sa cigarette, et le fait d'avoir réussi le rendit tout joyeux.

Bien que le vent fumât sa cigarette plus que lui-même, les trois bouffées qu'il en put tirer lui firent plaisir. Il se blottit de nouveau dans l'angle du traîneau, s'enveloppa et se remit à penser et à rêver, puis, de façon complètement inattendue, il perdit conscience et s'assoupit.

Mais tout à coup, il sentit comme un choc et il se réveilla. Etait-ce Moukhorty qui avait voulu tirer la paille de sous lui, ou bien était-ce en lui-même que quelque chose s'était agité ? Toujours est-il qu'il se réveilla avec un battement de coeur si fort et si rapide qu'il lui sembla que le traîneau tremblait au-dessous de lui. Il ouvrit les yeux. Rien n'était changé à l'entour, seulement on eût dit qu'il faisait plus clair.

« Voilà l'aube, pensa-t-il, le jour ne va pas tarder. » Mais il se rendit compte aussitôt que cette clarté devait être celle de la lune qui s'était levée.

Il se souleva et examina tout d'abord le cheval. Moukhorty, toujours la croupe contre le vent, tremblait de tout son corps. La toile, toute couverte de neige, s'était relevée d'un côté, l'avaloire avait glissé, et l'on distinguait mieux la tête du cheval recouverte de neige, avec le toupet et la crinière flottant au vent. Vassili Andréitch se pencha derrière le traîneau et regarda : Nikita était toujours dans la même position. La toile d'étoupe dont il s'était couvert disparaissait, ainsi que ses jambes, sous une épaisse couche de neige.

« Pourvu que mon paysan ne meure pas gelé ! ses vêtements ne sont pas bien chauds. J'en serais encore responsable. Quels gens stupides ! Un manque total d'instruction », songea Vassili Andréitch qui eut l'idée de retirer la toile du cheval et d'en couvrir Nikita. Mais il faisait trop froid pour se lever, et il craignit aussi que le cheval n'en souffrît.

« Pourquoi l'avoir pris avec moi ? Toujours ses bêtises, à elle », pensa-t-il, en songeant à sa femme qu'il n'aimait pas, et il se laissa retomber à l'avant du traîneau.

« C'est ainsi qu'une fois, mon oncle a passé toute une nuit dans la neige. Il ne lui est rien arrivé... Tandis que Sevastian, quand on l'a retiré, était mort, raide comme un quartier de boeuf gelé, pensa-t-il encore, en se souvenant d'un autre cas. - J'aurais dû passer la nuit à Grichkino, rien ne se serait passé. »

Et, s'enveloppant avec soin dans sa pelisse, afin de ne rien perdre de la chaleur de la fourrure et d'avoir chaud de la tête aux pieds, il ferma les yeux pour essayer de se rendormir. Mais, malgré tous ses efforts, le sommeil ne venait pas ; au contraire, il se sentait vif et excité. Il recommença à calculer ses bénéfices, à récapituler ce qui lui était dû, à s'admirer lui-même, orgueilleux de la situation à laquelle il était parvenu.

Néanmoins tous ces rêves riants étaient constamment dérangés par l'inquiétude qui le gagnait peu à peu et par le regret de n'être pas resté à Grichkino. Il se tournait et se retournait, cherchant une position plus commode et mieux protégée du vent. Rien n'y fit : il se sentait toujours mal à l'aise ; il se soulevait encore, changeait de position, enveloppait ses pieds, fermait les yeux et restait immobile mais, ou bien c'étaient les jambes recroquevillées qui commençaient à lui faire mal dans ses grosses bottes de feutre, ou bien c'était le vent qui s'infiltrait quelque part, et, après quelques instants d'immobilité, se souvenant avec dépit contre lui-même qu'il aurait pu à cette heure dormir tranquillement à Grichkino dans une isba bien chaude, il se soulevait de nouveau, se retournait, s'enveloppait et se recouchait encore.

Un moment, Vassili Andréitch crut entendre le chant lointain d'un coq. Cela lui fit plaisir, il rabattit le col de sa pelisse et écouta avec attention ; mais il eut beau tendre l'oreille, il ne perçut plus que le bruit du vent qui soufflait entre les brancards en agitant le foulard, et celui de la neige qui fouettait le traîneau.

Nikita, lui, restait toujours assis dans la même position, sans bouger et sans répondre à Vassili Andréitch, qui l'avait appelé à deux reprises.

« Il s'en moque, lui, il dort », se disait avec humeur Vassili Andréitch en regardant, par-dessus le dossier du traîneau, Nikita tout couvert de neige.

Vassili Andréitch se redressa et se recoucha ainsi vingt fois au moins. Il lui semblait que cette nuit ne finirait jamais.

« Le jour ne doit pas être loin maintenant, pensa-t-il une fois en se soulevant et en regardant autour de lui. Si je consultais ma montre ? mais il fait trop froid pour ouvrir ma pelisse. Cependant, si je savais que nous approchons du matin, j'attendrais plus courageusement. Nous nous mettrions à atteler. »

Au fond de son âme, Vassili Andréitch savait bien que le jour ne devait pas être si proche, mais il commençait à s'inquiéter de plus en plus, et il voulait à la fois regarder l'heure et se mentir à lui-même.

Il dégrafa prudemment sa pelisse de dessous, et, insinuant sa main dans l'entrebâillement, il chercha longtemps avant d'arriver jusqu'au gilet. C'est à grand-peine qu'il parvint à retirer sa montre d'argent émaillé de fleurs bleues. Mais, sans lumière, il ne put distinguer l'heure. Il se coucha de nouveau à plat ventre, appuyé sur ses coudes, et retira ses allumettes comme s'il voulait allumer une cigarette. Cette fois, il s'y prit avec plus de précautions, et, choisissant des doigts une allumette ayant beaucoup de phosphore, il l'alluma du premier coup. Il présenta le cadran à la lueur, regarda, et n'en crut pas ses yeux... Il n'était que minuit dix. Toute la nuit restait à passer.

« Oh ! qu'elle est longue, cette nuit ! » pensa Vassili Andréitch, en sentant un frisson lui courir dans le dos ; et, refermant sa pelisse, il se mit à l'abri en se serrant contre un angle du traîneau, se disposant à attendre patiemment.

Soudain, dans le bruit monotone du vent, il entendit nettement un son nouveau et vivant. Ce son augmentait progressivement, atteignant une netteté parfaite, pour diminuer aussi progressivement. Il n'y avait pas de doute, c'était un loup. Il hurlait de si près, qu'avec le vent on pouvait distinguer jusqu'aux changements des intonations de sa voix qu'il produisait en ouvrant et fermant ses mâchoires. Vassili Andréitch rabattit son col et écouta attentivement. Moukhorty, de son côté, écoutait avec non moins d'attention en faisant mouvoir ses oreilles, et, lorsque le loup eut terminé sa roulade, le cheval changea de pied et s'ébroua comme pour avertir son maître.

Après cet incident, Vassili Andréitch ne put ni dormir ni même avoir quelque tranquillité d'esprit. Il eut beau ramener sa pensée sur ses comptes, sur ses affaires, sur sa notoriété, sa dignité, sa richesse, la peur l'envahissait de plus en plus, et toutes ses réflexions étaient dominées par le regret de n'être pas resté pour la nuit à Grichkino.

« Après tout, que m'importe le bois. Grâce à Dieu, j'ai assez d'affaires sans celle-là... J'aurais dû rester... On dit que ce sont surtout les ivrognes qui meurent de froid, et justement j'ai bu. »

Et en prêtant attention à ses sensations, il s'aperçut qu'il se mettait à trembler sans savoir si c'était de froid ou de peur. Il essaya de se couvrir et de rester couché comme précédemment, mais il ne le pouvait plus. Il lui était impossible de demeurer en place ; il voulait descendre du traîneau, faire quelque chose, afin d'étouffer la peur qui montait en lui et qu'il se sentait impuissant à maîtriser.

Il tira de nouveau des cigarettes et des allumettes, mais, de celles-ci, il ne restait plus que trois, et toutes mauvaises : le phosphore s'écrasa sans s'enflammer.

« Que le diable t'emporte, maudite ! » jura-t-il, sans savoir contre qui, en rejetant sa cigarette déchirée entre ses doigts. Il allait la faire suivre de son porte-allumettes, mais il retint son bras déjà lancé et remit l'étui dans sa poche.

Il était en proie à une telle inquiétude que, décidément, il ne pouvait tenir en place. Il descendit du traîneau, et, tournant le dos au vent, il se mit à resserrer vigoureusement sa ceinture.

« Pourquoi rester couché et attendre la mort ? Enfourchons le cheval, et en route ! » pensa-t-il tout à coup.

« Le cheval monté ne s'arrêtera pas. Pour lui, se dit-il en pensant à Nikita, il lui importe peu de mourir. Quelle est sa vie ? Il ne la regrettera même pas. Tandis que moi, grâce à Dieu, j'ai de quoi vivre... »

Et, détachant Moukhorty, il rejeta les guides sur son dos et voulut l'enfourcher, mais il le manqua. Alors il monta sur le traîneau pour se hisser jusqu'au cheval. Mais le traîneau vacilla sous son poids et il manqua de nouveau son élan. Enfin il rapprocha encore le cheval, et, s'appuyant avec précaution sur le bord du traîneau, il parvint à s'étaler sur le ventre en travers du dos de Moukhorty. Il resta quelques instants dans cette position, puis se poussa à petits coups en avant et finit par l'enjamber ; il s'assit alors et passa ses pieds dans les courroies de l'avaloire en guise d'étriers.

La secousse imprimée au traîneau avait réveillé Nikita. Il se souleva. Vassili Andréitch crut l'entendre qui lui disait quelque chose.

« Si l'on vous écoutait, vous autres imbéciles... Eh quoi ? périr comme ça sans rien faire ? » cria Vassili Andréitch.

Puis il arrangea sur ses genoux les pans flottants de sa pelisse, fit tourner le cheval et partit dans la direction où il supposait trouver la forêt et la guérite.

Chapitre VII

Léon Tolstoï, Traduit du russe par Ilia Halpérine Kaminsky et révisé par Bernard Kreise